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modernes, la nôtre s’est-elle trouvée seule si rigoureusement asservie à l’ordre direct ? Seroit-il vrai que par son caractère la Nation Française eût souverainement besoin de clarté ?

Tous les hommes ont ce besoin sans doute ; e& je ne croirai jamais que dans Athènes & dans Rome les gens du Peuple ayent usé d’inversions. On voit au contraire leurs plus grands Ecrivains se plaindre de l’abus qu’on en faisoit en vers & en prose. Ils sentoient que l’inversion étoit l’unique source des difficultés et des équivoques dont leurs Langues fourmillent ; parce qu’une fois l’ordre du raisonnement sacrifié, l’oreille et l’imagination, ce qu’il y a de plus capricieux dans l’homme[1], restent maîtresses du discours. Aussi, quand on lit Démétrius de Phalere, on est frappé des éloges qu’il donne à Thucydide, pour avoir débuté dans son Histoire, par une phrase de construction toute Française. Cette phrase étoit élégante & directe à la fois ; ce qui arrivoit rarement : car toute Langue accoutumée à la licence des inversions, ne peut plus porter le joug de l’ordre, sans perdre sa grace & sa fierté.

Mais la Langue Française ayant la clarté par excellence, a dû chercher toute son élégance

  1. L’harmonie imitative dans le langage, acheve & perfectionne la description d’un objet ; parce qu’elle peint aux yeux, à l’oreille, à tous les sens. Elle est dans le nom même de la chose, ou dans le verbe qui exprime l’action. Quand le Nom & le Verbe n’ont pas d’harmonie qui imite, on ne parvient à la créer que par le choix des épithètes & la coupe des phrases. Le Nom qu’on appelle Substantif doit avoir son harmonie, quand l’objet qu’il exprime a toujours une même maniere d’être : ainsi tonnerre, grêle, tourbillon, sont des mots chargés d’r, parce qu’ils ne peuvent exister, sans produire une sensation bruyante. L’eau, par exemple, est indifférente à tel ou tel état ; aussi, sans aucune sorte d’harmonie par elle-même, elle en acquiert au besoin par le concours des épithètes & des Verbes : l’eau turbulente frémit, l’eau paisible coule. Il y a dans notre Langue beaucoup de mots sans harmonie, ce qui la rend peu traitable pour la Poésie, qui voudroit réunir tous les genres de peinture. Il y a des mots d’une harmonie fausse, comme lentement, qui devroit se traîner, & qui est bref ; aussi les Poëtes préférent à pas lents. Les Latins ont festina, qui devroit courir, & qui se traîne sur trois longues. On a fait dans notre Langue, plus que dans aucune autre, des sacrifices à l’harmonie : on a dit mon ame, pour ma ame ; de cruelles gens, de bonnes gens, pour ne pas dire de cruels gens, de bons gens. Par exemple, la beauté harmonique du Participe béant, béante, l’a conservé, quoique le Verbe béer soit tombé. Le Verbe ouir qui s’affilioit si bien au sens de l’ouie, aux mots d’oreille, d’auditeur, d’audience, ne nous a laissé que son Participe oui, qui sert d’affirmation : pour tout le reste nous employons le Verbe entendre, qui vient d’entendement, &c. Enfin dans les constructions singulieres & les ellipses qu’on s’est permises, on a toujours eu pour but d’adoucir le langage ou de le rendre précis ; il n’y a que la clarté qu’on ne peut jamais sacrifier.

    Les enfans, avant de connoître la signification des mots, leur trouvent à chacun une variété de physionomie qui les frappe & qui aide bien la mémoire. Cependant à mesure que leur esprit plus formé sent mieux la valeur des mots, cette distinction de physionomie s’efface ; ils se familiarisent avec les sons, & ne s’occupent guères que du sens. Tel est le commun des hommes. Mais l’homme né Poëte revient sur ces premieres sensations dès que le talent se développe : il fait une seconde digestion des mots ; il en recherche les premieres saveurs, & c’est des effets sentis de leur diverse harmonie qu’il compose son Dictionnaire Poétique.