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que deux sortes de barbaries à combattre : celle des mots et celle du mauvais goût de chaque siecle. Les Conquérans Français, en adoptant les expressions Celtes et Latines, les avoient marquées chacun à leur coin : on eut une Langue pauvre & décousue, où tout fut arbitraire, et le désordre régna dans la disette. Mais quand la Monarchie acquit plus de force & d’unité, il fallut refondre ces monnoies éparses & les réunir sous une empreinte générale, conforme d’un côté à leur origine, & de l’autre au génie même de la Nation ; ce qui leur donna une physionomie double : on se fit une Langue écrite & une Langue parlée, & ce divorce de l’orthographe & de la prononciation[1] dure encore. Enfin le bon goût ne se développa tout entier que dans la perfection même de la Société : la maturité du Langage & celle de la Nation arriverent ensemble.

En effet, quand l’autorité publique est affermie, que les fortunes sont assurées, les priviléges confirmés, les droits éclaircis, les rangs assignés ; quand la Nation heureuse & respectée jouit de la gloire au dehors, de la paix & du commerce au-dedans ; lorsque dans la Capitale un Peuple immense se mêle toujours sans jamais se confondre : alors on commence à distinguer au-

  1. L’orthographe est une maniere invariable d’écrire les mots, afin de les reconnoître. C’est dans la Latinité du moyen âge qu’on voit notre orthographe & notre Langue se former en partie. On mutiloit le mot Latin avant de le rendre Français, ou on donnoit au mot Celte la terminaison Latine ; existimare devint estimare ; on eut pansare pour putare ; granditer pour valdè ; menare pour conducere ; flasco pour lagena ; arpennis pour juger ; beccus pour rositum, &c. On croit d’entendre le Malade-imaginaire. De-là viennent dans les familles des mots ces irrégularités qui défigurent notre Langue : nous sommes infideles & fideles tour-à-tour à l’étymologie. Nous disons penser, pensée, penseur, & tout-à-coup putatif, supputer, imputer, &c. Des mots étroitement unis par l’analogie, sont féparés par l’étymologie & réclament des peres différents, comme main & tact, œil & vue, nez, sentir, odorat, &c.

    Mais, pour revenir à notre orthographe, on lui connoît trois inconvéniens ; d’employer d’abord trop de lettres pour écrire un mot, ce qui embarrasse sa marche ; ensuite d’en employer qu’on pourroit remplacer par d’autres, ce qui lui donne du vague ; & enfin, d’avoir des caractères dont elle n’a pas le prononcé, & des prononcés dont elle n’a pas les caractères. C’est par respect, dit-on, pour l’étymologie, qu’on écrit philosophie & non filosofie. Mais, ou le Lecteur sait le Grec, ou il ne le sait pas ; s’il l’ignore, cette orthographe lui semble bisarre & rien de plus : s’il connoît cette Langue, il n’a pas besoin qu’on lui rappelle ce qu’il sait. Les Italiens, qui ont renoncé dès long-tems à notre méthode, & qui écrivent comme ils prononcent, n’en savent pas moins le Grec ; & nous ne l’ignorons pas moins, malgré notre fidelle routine. Mais on a tant dit que les Langues sont pour l’oreille ! Un abus est bien fort, quand on a si long-tems raison contre lui. J’observerai cependant que les livres sont si fort multipliés, que les Langues sont autant pour les yeux que pour l’oreille : la réforme est presqu’impossible. Nous sommes accoutumés à telle orthographe : elle a servi à fixer les mots dans notre mémoire ; sa bizarrerie fait souvent toute la physionomie d’une expression, & prévient dans la Langue écrite les fréquentes équivoques de la Langue parlée. Aussi, dès qu’on prononce un mot nouveau pour nous, naturellement nous demandons son orthographe, afin de l’associer aussi-tôt à sa prononciation. On ne croit pas savoir le nom d’un homme, si on ne l’a vu par écrit. Je devrois dire encore que les Peuples du nord & nous, avons altéré jusqu’à l’alphabet des Grecs & des Romains ; que nous avons prononcé l’e en a, comme dans prudent ; l’i en e, comme dans invincible, &c. ; que les Anglais sont là-dessus plus irréguliers que nous : mais qui est-ce qui ignore ces choses ? Il faut observer seulement qu’outre l’universalité des Langues, il y en a une de caractères. Du tems de Pline, tous les Peuples connus se servoient des caractères Grecs ; aujourd’hui l’alphabet Romain s’applique à toutes les Langues.