Page:Rivarol - De l'universalité de la langue française.djvu/30

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au climat & au caractère de chaque Peuple en particulier.

Il semble au premier coup-d’œil que les proportions de l’organe vocal étant invariables, & ayant donné par-tout des articulations fixes, elles auroient dû produire par-tout les mêmes mots, & qu’on ne devrait entendre qu’un seul Langage dans l’Univers : mais si les autres proportions du corps humain, non moins invariables, n’ont pas laissé de changer de Nation à Nation, & si les piés, les pouces & les coudées d’un Peuple ne sont pas ceux d’un autre, il falloit aussi que l’organe brillant & compliqué de la parole éprouvât de grands changemens de Peuple en Peuple, & souvent de siecle en siecle. La Nature qui n’a qu’un modele pour tous les hommes, n’a pourtant pas confondu tous les visages sous une même physionomie. Ainsi, quoiqu’on trouve en tous lieux les mêmes articulations radicales[1], elles auroient dû produire par-tout les mêmes mots, & qu’on ne devroit entendre qu’un seul Langage dans l’Univers : mais si les autres proportions du corps humain, non moins invariables, n’ont pas laissé de changer de Nation à Nation, & si les piés, les pouces & les coudées d’un Peuple ne sont pas ceux d’un autre, il falloit aussi sans doute que l’organe brillant & compliqué de la parole éprouvât de grands changemens de Peuple en Peuple, & souvent de siecle en siecle. La Nature qui n’a qu’un modele pour tous les hommes, n’a pourtant pas confondu tous les visages sous une même physionomie. Ainsi, quoiqu’on trouve en tous lieux les mêmes articulations radicales, les Langues n’en ont pas moins varié comme la scène du monde ; chantantes & voluptueuses dans les beaux climats, âpres & sourdes sous un ciel triste, elles ont constamment suivi la répétition & la fréquence des mêmes sensations.

Après avoir expliqué la diversité des Lan-

  1. Ce sont ces racines de mots que les Etymologistes cherchent obstinément par un travail ingénieux & vain. Les uns veulent tout ramener à une Langue primitive & parfaite : les autres déduisent toutes les Langues des mêmes radicaux. Ils les regardent comme une monnoie que chaque Peuple a chargée de son empreinte. En effet, s’il existoit une monnoie dont tous les Peuples se soient toujours servi, & qu’elle fût indestructible ; c’est elle qu’il faudroit consulter pour la fixation des tems où elle fut frappée. Et si cette monnoie étoit telle que, sans trop de confusion, on eût pu lui donner des marques certaines qui désignassent les Empires où elle auroit passé, l’époque de leur politesse ou de leur barbarie, de leur force ou de leur foiblesse ; c’est elle encore qui fourniroit les plus sûrs matériaux de l’histoire. Enfin si cette monnoie s’altéroit de certaine maniere entre les mains de certains particuliers, que leurs affections lui donnassent de telles couleurs & de telles formes, qu’on distinguât les piéces qui ont servi à soulager l’humanité ou à l’opprimer, à l’encouragement des Arts ou à la corruption de la justice, &c. ; une telle monnoie dévoileroit incontestablement le génie, le goût & les mœurs de chaque Peuple. Or, les racines des mots sont cette monnoie primitive, antiques médailles répandues chez tous les Peuples. Les Langues plus ou moins perfectionnées ne sont autre chose que cette monnoie ayant déjà eu cours ; & les livres sont les dépôts qui constatent ses différentes altérations.

    Voilà la supposition la plus favorable qu’on puisse faire, & c’est elle sans doute qui a séduit l’Auteur du Monde primitif, ouvrage d’une immense érudition, & devant qui doivent pâlir nos vieux in-folio ; mais qui plus rempli de recherches que de preuves, & n’ayant pas de proportion avec la briéveté de la vie, sollicite un abrégé dès la premiere page.

    Il me semble que ce n’est point de l’étymologie des mots qu’il faut s’occuper, mais plutôt de leurs analogies & de leurs filiations, qui peuvent conduire à celles des idées. Les Langues les plus simples & les plus près de leur origine sont déjà très-altérées. Il n’y a jamais eu sur la terre ni sang pur ni Langue sans alliage. Quand il nous manque un mot, disoient les Latins, nous l’empruntons des Grecs : tous les Peuples en ont pu dire autant. La plûpart des mots ont quelquefois une généalogie si bisarre, qu’il faut la deviner au hasard, & la plus vraisemblable est souvent la moins vraie. Un usage, une plaisanterie, un événement dont il ne reste plus de traces, ont établi des expressions nouvelles, ou détourné le sens des anciennes. Comment donc se flatter d’avoir trouvé la vraie racine d’un mot ? Si vous me la montrez dans le Grec, un autre la verra dans le Syriaque, tel autre dans l’Arabe. C’est ainsi qu’un Français voit le nord en Allemagne, le Germain le voit en Suede, & le Suédois en Laponie. Souvent un radical vous a guidé heureusement d’une premiere à une seconde, ensuite à une troisieme Langue, & tout-à-coup il disparoit comme un flambeau qui s’éteint au milieu de la nuit. Il n’y a donc que quelques onomatopées, quelques sons bien imitatifs qu’on retrouve chez toutes les Nations : leur recueil ne peut être qu’un objet de curiosité. Il est d’ailleurs si rare que l’étymologie d’un mot coïncide avec sa véritable acception, qu’on ne peut justifier ces sortes de recherches par le prétexte de mieux fixer par-là le sens des mots. Les Ecrivains qui savent le plus de Langues, sont ceux qui commettent le plus d’impropriétés. Trop occupés de l’ancienne énergie d’un terme, ils oublient sa valeur actuelle & négligent les nuances, qui font la grace & la force du discours. Voici enfin une dernière réflexion : si les mots avoient une origine certaine & fondée en raison, & si on démontroit qu’il a existé un premier Peuple créateur de la premiere Langue, les noms radicaux & primitifs auroient un rapport nécessaire avec l’objet nommé. La définition que nous sommes forcés de faire de chaque chose, ne seroit qu’une extension de ce nom primitif, lequel ne seroit lui-même qu’une définition très-abrégée & très-parfaite de l’objet, & c’est ce que certains Théologiens ont affirmé de la Langue que parla le premier homme. On auroit donc unanimement donné le même nom au même arbre, au même animal, sur toute la terre & dans tous les tems ; mais cela n’est point. Qu’on en juge par l’embarras où nous sommes lorsqu’il s’agit de nommer quelqu’objet inconnu ou de faire passer un terme nouveau. Il faut tout apprendre en ce monde ; & l’homme qui n’apprend point à parler, reste muet. Il y a si loin d’un son ou d’un simple cri à l’articulation, qu’on ne peut y songer sans surprise ; & comme nous avons tous appris à parler, & que nous sommes convenus entre nous de la valeur de chaque mot, nous ne pourrons jamais concevoir qu’un homme vienne à parler de lui-même & à bien parler.