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Constantinople, se réfugierent dans nos climats, l’Italie se réveilla la premiere à leur approche, & fut une seconde fois la grande Grèce. Comment s’est-il donc fait qu’à tous ses titres elle n’ait pas ajouté l’empire du langage ?

C’est que dans tous les tems les Papes ne parlerent & n’écrivirent qu’en latin ; c’est que pendant vingt siecles cette Langue régna dans les Républiques, dans les Cours, dans les écrits & dans les monuments de l’Italie, & que le Toscan fut toujours appellé la Langue vulgaire.[1]. Aussi quand le Dante entreprit d’illustrer cette Langue, hésita-t-il long-temps entr’elle et le Latin. Il voyait que le Toscan n’avoit pas, même dans le midi de l’Europe, l’éclat & la vogue du Provençal, & il pensoit avec son siecle que l’immortalité étoit exclusivement attachée à la Langue Latine. Petrarque et Bocace eurent les mêmes craintes ; &, comme le Dante, ils ne purent résister à la tentation d’écrire la plupart de leurs ouvrages en Latin. Il est arrivé pourtant le contraire de ce qu’ils espéroient : c’est dans leur Langue maternelle que leur nom vit encore ; leurs œuvres Latines sont dans l’oubli. Mais sans les sublimes conceptions de ces trois grands Hommes, il est à présumer que

  1. C’est ainsi que les Italiens appellent encore leur Langue. Au tems du Dante, chaque petite ville avoit son patois en Italie ; & comme il n’y avoit pas une seule Cour un peu respectable, ni un seul livre de marque, ce Poëte, ébloui de l’éclat de la Cour de France & de la réputation qu’obtenoient déjà en Europe les Romans & les Poëmes des Troubadours & des Trouveurs, eut envie d’écrire tous ses ouvrages en Latin, & il en écrivit en effet quelques-uns dans cette Langue. Son Poëme de l’Enfer étoit déjà ébauché & commençoit par ce vers :
    Infera regna canam, mediumque, imumque Tribunal,

    Mais encouragé par ses amis, il eut honte d’abandonner sa Langue. Il se mit à chercher dans chaque patois ce qu’il y sentoit de bon & de grammatical, & c’est de tant de choix qu’il se fit un langage régulier, un langage de Cour, selon sa propre expression, langage dont les germes étoient par-tout, mais qui ne fleurit qu’entre ses mains. Voyez son Traité de vulgari Eloquentia, & la nouvelle traduction de son Poëme de l’Enfer, imprimée à Paris.