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rend peu traitable pour la Poésie, qui voudroit réunir tous les genres de peinture. Il y a des mots d’une harmonie fausse, comme lentement, qui devroit se traîner, & qui est bref ; aussi les Poëtes préférent à pas lents. Les Latins ont festina, qui devroit courir, & qui se traîne sur trois longues. On a fait dans notre Langue, plus que dans aucune autre, des sacrifices à l’harmonie : on a dit mon ame, pour ma ame ; de cruelles gens, de bonnes gens, pour ne pas dire de cruels gens, de bons gens. Par exemple, la beauté harmonique du Participe béant, béante, l’a conservé, quoique le Verbe béer soit tombé. Le Verbe ouir qui s’affilioit si bien au sens de l’ouie, aux mots d’oreille, d’auditeur, d’audience, ne nous a laissé que son Participe oui, qui sert d’affirmation : pour tout le reste nous employons le Verbe entendre, qui vient d’entendement, &c. Enfin dans les constructions singulieres & les ellipses qu’on s’est permises, on a toujours eu pour but d’adoucir le langage ou de le rendre précis ; il n’y a que la clarté qu’on ne peut jamais sacrifier.

Les enfans, avant de connoître la signification des mots, leur trouvent à chacun une variété de physionomie qui les frappe & qui aide bien la mémoire. Cependant à mesure que leur esprit plus formé sent mieux la valeur des mots, cette distinction de physionomie s’efface ; ils se familiarisent avec les sons, & ne s’occupent guères que du sens. Tel est le commun des hommes. Mais l’homme né Poëte revient sur ces premieres sensations dès que le talent se développe : il fait une seconde digestion des mots ; il en recherche les premieres saveurs, & c’est des effets sentis de leur diverse harmonie qu’il compose son Dictionnaire Poétique.