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ressemble au violon. L’harmonie ne remplit pas le ventre d’un affamé, de plus il ne faut jamais déranger les artistes ; je m’adressai donc à un autre, puis à un autre. On me dit qu’il n’y avait rien à manger, qu’il fallait attendre le soir. Un enfant, marchand de petits gâteaux se présente, mais comment acheter ? J’avais cinq sapèques coréennes dans ma poche, je lui en donne trois, il me donne trois gâteaux de la grosseur du pouce, puis me voyant les manger avec tant d’appétit, en faisant honneur à sa marchandise, il m’en donne, par-dessus le marché, cinq autres que je voulus d’abord refuser, mais que, vu le bon cœur de cet enfant, je finis par accepter. Mais le soir, j’attends en vain mon souper, on me dit qu’on m’avait oublié, qu’on ne savait pas qui était chargé de me nourrir, ce qui ne faisait guère mon affaire. Je demandai à voir le mandarin auquel j’avais été remis et qui devait m’accompagner, mais où le trouver ? Enfin heureusement, pendant que le joueur de violon continuait à s’exercer, arriva un autre homme qui semblait être un employé. « Comment, dit-il, il n’a pas mangé ? Mais que peut-on trouver à cette heure ? qu’est-ce que le grand homme peut manger ? — Donnez-moi ce que vous voudrez, vous trouverez toujours des gâteaux de farine. — Oh ! si ce n’est que cela, dit-il, c’est facile. » Il alla m’acheter trois petits pains chinois qui me restaurèrent, puis je m’endormis, assuré comme on venait de me le certifier, que le lendemain je quitterais ce lieu inhospitalier.

Le lendemain, en effet, je monte en chariot, le mandarin en fait autant et nous partons accompagnés d’une dizaine de soldats qui, pour tous, ont un cheval, une lance et un sabre qu’on porte enveloppés dans un mouchoir. Je n’ai pas l’intention de décrire ce voyage au travers des montagnes, la chaleur était accablante, le mouvement saccadé du chariot sur les rochers n’était pas propre à me délasser ; je crois cependant que c’est un remède qui m’a guéri de la maladie contractée pendant le voyage de Corée ; le jour de jeûne à la ville peut bien y entrer pour quelque chose, puisque, dit-on, la diète est un bon remède.

Cinq jours après, le dimanche 30 juin, nous arrivions à Moukden, mon mandarin était à moitié mort de fatigue et moi ressuscité. Les pourparlers furent encore en cet endroit assez longs. J’attendais dans le chariot au milieu de la rue, où bientôt une foule paisible m’entoura. On voulait à toute force que je fusse Anglais, j’avais beau protester que j’étais Français, c’était toujours à recommencer. Parmi la foule se trouvait un jeune Coréen expa-