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Généralement les noms européens sont traduits en caractères chinois, suivant le sens ou suivant le son ; bien souvent même on se contente de traduire à peu près la première syllabe du nom : en Chine, pour quelqu’un qui ne connaît pas la personne, il est difficile de trouver le nom européen en voyant seulement les caractères, mais en Corée, où souvent ces caractères ont un sens différent du chinois, la difficulté devient une impossibilité. Ainsi, racontant un jour la scène du fameux Seng-moa-rieu, un confrère présent me dit que Paik-na-ri pourrait bien être le nom de M. Brenier que les Chinois prononceraient à peu près Pai-re-ni… Jusqu’ici je n’ai pu m’assurer du fait, mais ce ne serait pas impossible, d’autant plus que le juge, vers la fin, me dit : « Quel est le nom de ton ministre actuellement à Pékin ? — Le ministre de France actuellement à Pékin s’appelle : Le vicomte Brenier de Montmorand (nom que je prononçais en français). » Tous encore essayèrent de le prononcer et s’en tirèrent splendidement pour le seul mot Montmorand. Mais comme il y avait loin de là à Paik-na-ri ! Et la distance n’était pas moins grande avec ma traduction Seng-moa-rieu. « Connais-tu ton ministre ? — Oui, je le connais, je l’ai vu plusieurs fois. — Depuis quand est-il à Pékin ? — Depuis deux ou trois ans, etc. »

La conversation languissait, le juge paraissait ne plus savoir sur quoi m’interroger. Je profitai du silence pour faire une demande et je dis : « Voilà longtemps que je suis en prison, le gouvernement ne décide rien ; si je pouvais voir le roi, je lui ferais une demande ; ne pouvant paraître en sa présence, je prie les juges de vouloir bien lui rapporter mes paroles. Vous connaissez assez la religion pour savoir qu’elle n’enseigne que le bien, qu’elle apprend aux hommes à régler leur conduite, à devenir des hommes justes et de bons citoyens. Jusqu’ici on l’a prohibée, sous de futiles prétextes, je ne sais ce qu’en pense le roi, mais j’ose le supplier de vouloir bien nous accorder de rester en Corée, de prêcher et de répandre la religion ; le royaume et le gouvernement ne peuvent qu’en tirer de grands avantages. Tel est le grand désir de mon cœur, telles sont les paroles que je voudrais dire au roi. » Le juge Ni-kyeng-ha me regardait, il sourit avec mépris et, d’un ton bref, à peine articulé, donna l’ordre de me retirer.

On me reconduisit en prison. Tous les prisonniers avaient les yeux braqués sur moi pour tâcher de deviner de quoi il s’était agi et quelle était la décision du juge. La décision, je ne la connaissais pas, j’ignorais presque de quoi il s’était agi, tant cet