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bâtons rouges sont absents, on ne me lie pas de la corde rouge. Les satellites me regardent avec un petit air de protection et un sourire comme d’ancienne amitié. Que peut-on bien me vouloir, de quoi s’agit-il ? Je m’étais présenté croyant aller au supplice et tout m’annonce que je me suis trompé. Si enfin on allait m’accorder la liberté de religion, nous permettre de demeurer dans le pays, de prêcher, etc… C’est trop beau ! Mille pensées me traversent l’esprit en peu d’instants ; tout se passa à l’intérieur, car pour l’extérieur je demeurai impassible comme un vrai Coréen.

On me fit asseoir sur le paillasson au milieu de la cour, les deux juges me considéraient, le premier prit la parole et me dit : « Comment est ta santé ? as-tu souffert beaucoup ? Comme tu es changé ! » Et tous les satellites de sourire et de se dire entre eux : « C’est vrai, comme il est pâle et maigre ! — Je suis assez bien, répondis-je, comment ne souffrirait-on pas en prison ! je n’ai pas été malade, mais de fait je suis faible et je sens que mes forces s’en vont de jour en jour. Aussi je prends la liberté de vous dire qu’assis comme je le suis ici, exposé à un soleil ardent que je n’ai pas vu depuis cinq mois, je pourrais être pris d’un grand mal de tête, peut-être même d’une insolation. — Oh ! c’est vrai, dit le juge, qu’on le fasse approcher et s’asseoir ici, tout près de nous à l’ombre. »

Mon jugement ne débutait pas mal, que pouvait-il donc bien y avoir ? Le juge prit une feuille de papier qu’il déploya et me dit : « Connais-tu Ni-yak-mang-i ? » — Je réfléchis un instant et je répondis : « Non, je ne le connais pas. — Que veut dire yak-mang-i ? Je ne sais, je ne connais pas ce nom. » — On insista beaucoup, mais impossible de donner une réponse. Plus tard on apprit du vieux Jean que yak-mang-i voulait dire Jean en chinois ; cette explication parut leur faire plaisir. « Ni (Jean) yak-mang-i est un chrétien, ne le connais-tu pas ? — Non, je ne sais ni d’où est ce personnage ni qui il est. » Puis il me demanda : « Que veut dire Paik-na-ri ? le connais-tu ? — Non, je ne le connais pas, je ne sais même pas si c’est un nom d’homme ou de lieu. » On resta longtemps pour déchiffrer ce nom ; je ne puis rapporter toutes les questions absurdes qu’ils me firent pour avoir un éclaircissement auquel, paraît-il, ils attachaient une grande importance. Bientôt tout tourna au comique : « Comment se prononce ce nom dans ta langue ? — Il m’est impossible de vous donner la prononciation d’un mot que je ne connais pas. — Mais enfin, en français, comment prononcerais-tu Paik-na-ri ? »