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ce soir » et le sacrificateur de reprendre : « Faites qu’ils sortent tous ce soir, qu’il n’en reste pas un seul ! » Et tout cela se faisait en riant, en plaisantant, sautant, tellement que je suis persuadé qu’ils n’y croient pas ; et cependant ils auraient bien peur de se dispenser de cette simagrée. Les sorcières surtout n’y manquaient jamais, elles auraient tremblé de l’omettre, comme elles tremblaient la nuit lorsqu’on éteignait la lumière. Elles voient des lutins, des diables partout, elles en ont une peur terrible, elles que l’on appelle pour chasser les mauvais génies.

À la fin du mois de mai, nous eûmes des jours d’une chaleur étouffante, l’air ne circulait pas dans notre cabanon, je sentais bien qu’il me serait difficile de passer l’été en ce lieu : le vieux Jean était souvent malade et j’eus plusieurs fois à son sujet des inquiétudes. S’il venait à mourir, que deviendrais-je ? Son âge, sa sagesse lui donnaient une certaine autorité, c’était lui qui commandait, il était le roi de notre cachot, de plus, il me servait de barrière avec tout ce monde, et comme étranger je me cachais derrière lui et m’éclipsais le plus possible. Par prudence, je n’adressais la parole qu’à lui seul et, pendant tout mon séjour au milieu de ces personnes, je ne leur ai jamais adressé directement la parole, pas même aux femmes chrétiennes. Le vieux lui-même, de son côté, était sobre de paroles et agissait avec beaucoup de retenue et de prudence.

Nous avions toujours nos habits d’hiver, des habits que nous portions depuis cinq mois ; ils étaient sales, infects, presque pourris ; j’avais plusieurs fois demandé d’autres habits, on m’avait promis de m’en donner ; mais en vain nous avons attendu ; nous dûmes enlever le coton dont ils étaient bourrés, ce qui les rendit un peu plus légers sans les rendre moins malpropres. La vermine continuait à nous dévorer, notre paille était infecte, et les deux petits enfants enfermés avec nous ne contribuaient pas peu à augmenter la puanteur du logis. Les trois jeunes femmes se mettaient à l’aise avec une désinvolture effrayante. Que de fois je fus obligé de me tourner du côté de la muraille ! Je m’en plaignis à mon vieux qui se crut obligé de faire une observation : « Je sais bien, dit-il, que dans l’état où nous sommes tous, manquant d’habits, manquant de tout, on ne peut pas exiger une tenue sévère ; mais si chacun doit y mettre de la condescendance, chacun aussi doit prendre des précautions pour ne pas choquer les autres. — Oh ! voilà un bon avis, dit la vieille dame qui se trouvait à l’autre extrémité du cabanon, vraiment, ces trois jeunes femmes me choquent par leur tenue peu