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ici dire de telles injures à un homme que nous estimons tous ? » Bientôt les autres satellites apprirent ce qui venait de se passer, ils vinrent me voir et me firent des excuses : « Bien certainement, disaient-ils, celui qui a dit de telles choses ne connaissait pas l’Évêque, c’est un mal appris, ce n’est pas nous qui dirions de telles paroles ; sans doute il était ivre, on ne peut pas expliquer autrement une telle conduite. » Je fus obligé à mon tour de les consoler, leur disant que les injures m’étaient indifférentes, seulement que j’avais été étonné, car jusqu’ici les satellites m’avaient toujours respecté, et avaient eu compassion de ma position (ce qui était vrai, du moins en ma présence, car on ne peut savoir ce qu’intérieurement ils pensaient, ni ce qu’ils pouvaient dire en particulier.) Je ne m’y fiais qu’à demi et toujours je veillais avec soin sur ma conduite et sur toutes mes paroles, afin de ne blesser personne et de ne donner aucune prise contre moi, sans toutefois déroger à ma dignité de chrétien et d’Évêque, qu’il était de mon devoir de maintenir pour la plus grande gloire de Dieu, pour le bien de la religion en Corée et pour le salut des âmes.

Ainsi se passaient les jours et rien de nouveau ne se présentait, de temps à autre seulement, on entendait ce cri sinistre des valets qui introduisaient de nouveaux prisonniers, ce qui occasionnait une impression douloureuse, impression compensée assez souvent par le cri joyeux des mêmes valets annonçant qu’un prisonnier était mis en liberté. Dans ce dernier cas, en effet, tout le monde se réjouissait, ou félicitait l’heureux mortel ; cette délivrance donnait de l’espoir et, par un retour bien naturel, chacun pensait à soi. Lorsqu’un prisonnier riche sortait, il faisait ordinairement cadeau aux pauvres voleurs de quelques boisseaux de riz. Alors, à la prison, c’était grand gala ; on faisait double cuisine ; le cuisinier était un voleur, et dans ces circonstances il ne manquait jamais d’offrir un sacrifice. Ce sacrifice, il y avait parmi les prisonniers à l’aise des gens qui le faisaient à tous les repas. Voici en quoi il consiste : quand on apportait la table de riz, le cuisinier en prenait une cuillerée qu’il. remettait à un employé, celui-ci allait déposer ce riz près d’une peinture (que je n’ai pas vue) dans l’intérieur du cachot des voleurs ; puis il en prenait une seconde qu’il allait jeter à tour de bras à travers les barreaux de la chambre des exécutions ou des cadavres, en récitant une formule ou prière adressée au diable de l’endroit : « Faites qu’un tel sorte bien vite… » Quand le sacrifice était général, il criait : « Faites que tous les prisonniers sortent demain matin… Non, non, criaient les païens, ce soir,