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le ciel, voir Dieu, la sainte Vierge, les anges, les saints, posséder un bonheur sans limites, sans fin ! Quels moments solennels dans la vie !

Vers cinq heures, le chef geôlier entre dans notre cabanon et s’asseyant, il nous dit tout à coup : « Quelle catastrophe ! on vient de recevoir l’ordre d’étrangler ce soir Kim-tjyo-si. » Kim-tjyo-si était un employé du gouvernement chargé de recueillir les impôts de sa province. Sur ses comptes se trouvaient plus de 100,000 francs de déficit ; depuis deux mois, il était en prison ; malgré sa grande fortune il ne put réussir à payer cette dette au gouvernement. Le juge ennuyé d’attendre, après l’avoir mis plusieurs fois à la torture, venait de donner l’ordre de le mettre immédiatement à mort. En quelques instants, les préparatifs sont faits ; le geôlier en chef passe dans la prison et avertit cet infortuné que le moment est arrivé ; j’entends le geôlier qui en traversant la cour lui dit : « Venez, n’ayez pas peur, nous allons vous faire cela d’une belle manière, avec tous les égards possibles. » En trois minutes c’était fait, il ne restait plus qu’un cadavre dans la chambre des morts.

Cet événement fut un coup de foudre pour les détenus, surtout pour les prisonniers pour dettes, qui jusqu’ici avaient été épargnés. Il n’y avait que nos gardiens faisant l’office de bourreaux, ils tiraient en riant et en plaisantant cette malheureuse corde. Pour moi, je ne trouve rien de triste comme la mort d’un païen… cette pauvre âme ! Que ceux qui ont la foi sont heureux ! qu’importe le bonheur de toute la vie pour celui qui meurt en païen ; mais aussi qu’importent toutes les peines, les souffrances, les cachots, les tortures pour celui qui a la foi, qui espère en Dieu ? Que ces pauvres païens sont donc malheureux ! Mais combien sont encore plus à plaindre tant de chrétiens qui laissent la foi s’affaiblir, s’éteindre dans leur cœur, qui ne songent pas à sauver leur âme ! Que de réflexions salutaires l’on peut faire après une pareille exécution ! Bientôt on ouvrit la porte et nous eûmes la même cérémonie ridicule, tous ces pauvres païens effrayés s’épuisaient à cracher, pour chasser l’âme du supplicié et l’empêcher de venir leur nuire. Cela prouve du moins qu’ils croient à l’âme et que, quand le corps meurt, tout n’est pas mort. Ce corps fut réclamé par la famille qui le fit transporter en province pour le déposer dans le tombeau des ancêtres. Tous ceux qui connaissaient le défunt disaient : « Il est malheureux, mais pas coupable, » et tous le plaignaient et plaignaient sa famille.

Le mardi au matin, nous nous disions, c’est peut être pour