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de la faim, de la soif, brisez-moi les bras, les jambes, ma vie est tout à Dieu. » Les satellites le prirent d’abord pour un fou et voulurent le renvoyer, mais il insista ; on le chassa même, il revint, toujours sollicitant la faveur d’être admis à souffrir. Enfin le juge donna l’ordre de l’admettre. Depuis son enfance, il n’avait vu aucun Père, ne connaissait pas les chrétiens, mais il savait que ses parents étaient morts pour Dieu, il voulait faire comme eux. Les satellites vinrent plusieurs fois m’en parler et disaient : « C’est un bien bon jeune homme, il est doux, tranquille, etc. » Je pus même le voir dans notre cabanon où il resta deux jours, il fut mis ensuite avec les voleurs, ne fut jamais appliqué à la torture, mais, comme les autres, il souffrit beaucoup de la faim ; au bout de quinze jours il était méconnaissable. Les gardiens s’amusaient de sa simplicité et lui faisaient réciter ses prières, les commandements de Dieu, etc. Lorsque je suis parti il était encore dans ce cachot.

De temps en temps, nous voyions passer sous nos yeux des cadavres de voleurs, morts de faim, de misère ou de maladie. Quand un voleur est malade, on se garde bien de lui procurer des remèdes ou quelque adoucissement. Sa maladie ne lui donne aucun privilège, ne le met pas même à l’abri des coups. On le laisse s’éteindre, sans même lui ôter ses entraves, opération qui ne se fait que lorsque le prisonnier a rendu le dernier soupir. Alors quatre voleurs, présidés par un gardien, le prennent par les pieds et par les mains et vont le mettre dans la chambre des morts. La nuit, des employés inférieurs viennent prendre le cadavre, le cachent dans un paillasson et vont le jeter en dehors des murs de la ville ; c’est fini.

Le grand juge sans doute s’ennuyait de ses vacances, les voleurs s’accumulaient dans la prison et il n’y avait pas de procédures. Aussi, au lieu d’attendre les cent jours, on nous annonça que les affaires allaient reprendre, au bout de quarante jours. C’était donc le 1er mai qu’on allait recommencer à interroger, torturer, supplicier, étrangler, etc… On s’en prit tout d’abord à un voleur nouvellement arrivé, qui avait été dénoncé et arrêté par un satellite, son cousin. Le 3 du mois de mai, les geôliers ouvrirent la porte de la chambre des cadavres et y passèrent une corde dont l’extrémité sortait en dehors. Le vieux Jean me dit qu’on allait étrangler quelqu’un. Qui était-ce ? Personne ne le savait et chacun pouvait penser à soi. Quelques instants après on ferma les portes de tous les cachots, c’était vers le temps du repas du soir ; les gardiens entrèrent dans la prison des voleurs