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Les juges sont assis, tous les assistants se tiennent debout, prêts à exécuter les ordres de leurs chefs, ou plutôt du chef, le juge de gauche ; car lui seul prend la parole, lui seul donne des ordres ; le juge de droite ne semble être que son aide. En arrivant, après avoir jeté un coup d’œil sur tout cet entourage, je me tins debout. Les satellites me crièrent : « Mets-toi à genoux. » Je restai debout ; alors de tous côtés les satellites, les bourreaux me crient : « Mets-toi à genoux, à genoux, à genoux… » Même immobilité, je restai debout. Le juge regardait tout ce tapage, alors il me dit : « Assieds-toi à ton aise. » De tous côtés satellites et bourreaux me disent avec une figure souriante, comme si l’ordre était venu d’eux : « Assieds-toi, assieds-toi. » En effet je m’assis sur la paille, en croisant les jambes suivant la coutume coréenne, et l’interrogatoire commença : « Quel est ton nom ? — Je m’appelle Ni-Pok-Myeng-i. » En coréen Pok veut dire félicité, bonheur ou heureux, Myeng-i veut dire clarté ou clair ; c’est la traduction de mes deux noms de baptême Félix-Clair ; Ni ou ce qui revient au même, ri, est la première syllabe de mon nom de famille. « Quel âge as-tu ? — J’ai quarante-neuf ans (suivant la méthode coréenne de compter les années ; répondant en coréen, je devais répondre ainsi.) — De quelle année es-tu ? — De l’année Kyeng-in (1830). » Ils se mettent à compter et disent : « Oui, c’est bien cela, 49 ans. Quand es-tu venu en Corée ? — Je suis venu à la 7e lune. — Quels sont les autres missionnaires qui sont en Corée ? — Il y en a quatre. » Depuis longtemps on les connaissait, et bien souvent on m’en avait parlé en les nommant. — « Où sont-ils ? — Depuis deux mois que je suis en prison, sans nouvelles d’eux, puis-je savoir où ils se trouvent ? — Avec qui es-tu venu ? — Si je vous donnais ces indications, plusieurs personnes pourraient en souffrir, je ne puis donc dire ni comment, ni avec qui je suis venu. » Pendant que je faisais cette réponse le juge faisait de la tête un signe significatif, je n’ai jamais pu comprendre pour quelle raison. « — Quel est ton pays ? — Poul-lan-sya. — Écris cela. » On me fait passer du papier et un pinceau et j’écris Poul-lan-sya en coréen. Le juge regarde et dit : « Écris-le aussi en ta langue. » J’écrivis France alors je sentis comme un nuage me passer sur le cœur ; pauvre pays ! pauvre France ! et tout à la fois j’éprouvai un sentiment de fierté. — « As-tu une dignité dans ton pays ? — Je n’ai pas de dignité, je n’exerce aucune fonction. — Quand tu retourneras, ton gouvernement te donnera de grands emplois, une haute dignité ? — Quand je suis venu en Corée, c’était pour y vivre et y