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me détourner pour procéder à l’opération. « Oh ! non, me dit-il, fais cela devant nous. — C’est que, dans mon pays, ce n’est pas poli de se couper les ongles en présence de personnages distingués. — Ne crains pas, pour nous cela ne fait rien. » Je l’entendis qui disait à voix basse : « Comme ils sont polis ces Européens ! dans toutes leurs manières, c’est ainsi qu’ils agissent avec délicatesse, et nous, cependant, nous les appelons des barbares. » Je me mis donc à l’œuvre en leur présence et, sans faire attention, je jetais les rognures dehors. « Voyez donc, disait tout bas le petit chef, il jette les rognures par la fenêtre. — Oui, oui, je l’ai bien vu, » répondit l’autre. La remarque me rappela qu’en effet la plupart des Coréens aisés conservent les rognures de leurs ongles, leurs poils de barbe, etc… et les mettent dans de petits sachets, afin qu’après leur mort, on puisse les déposer avec le corps dans le cercueil. Comme je n’étais pas Coréen, je continuai sans m’inquiéter de leur surprise, peut-être de leur scrupule. Un autre jour, j’avais encore la permission de me couper les ongles ; après l’opération, je ramassai les rognures et les jetai au feu ; le satellite qui me surveillait accourt pour me retenir le bras en disant : « Ne faites pas cela ! » mais c’était trop tard ; je le regardai et sans avoir l’air de remarquer sa frayeur, je lui demandai pourquoi l’on ne devait pas jeter ces choses au feu. « Oh ! ce n’est pas bon, dit-il, et il peut arriver malheur ; » c’était encore une superstition. Pauvre peuple, comme ils sont entourés de toutes sortes de pratiques superstitieuses ! Ainsi quand une pie ou un corbeau venait croasser sur le toit de la maison, je voyais tous mes satellites inquiets, et deux ou trois se précipitaient dehors pour chasser le malencontreux oiseau. J’aurai encore occasion de signaler d’autres faits du même genre.

Un jour on vint me dire : « Le grand juge a appris que vous saviez dessiner, il vous demande de lui faire le portrait d’un Coréen, d’un Chinois et d’un Européen ; » j’hésitais d’abord, car savoir dessiner, je ne le sais pas, mais surtout je craignais un piège. On insista et je me mis à l’œuvre ; le Coréen passa facilement, le Chinois aussi, pour l’Européen, je l’habillai un peu à ma fantaisie, et j’envoyai mon travail au grand juge, qui me fit remercier en me disant que j’étais très-habile. Ensuite de quoi tous voulaient avoir des dessins que je dus refuser afin de conserver ma réputation.

C’est alors dans ces temps, que j’entendis, pour la première fois, parler des jeux qui suivent les fêtes du premier de l’an chi-