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belle manière, tellement que je ne me suis réveillé que le lendemain. » De fait, ils avaient bu tout le vin de messe de la mission.

Pendant tout ce temps, je n’étais pas maltraité ; le matin et le soir, on me donnait du riz, et au milieu du jour une espèce de bouillie ; seulement il m’était impossible de changer d’habits, et la vermine me dévorait ; je ne pouvais qu’à grand’peine obtenir de temps en temps un peu d’eau pour me laver les mains et la figure ; et lorsqu’on voulait bien m’en donner, c’était dans le vase dont les satellites se servaient pour se laver les pieds, mais c’est une si bonne chose d’avoir un peu d’eau pour se laver ! Dans ce temps, une autre chose m’embarrassait, j’avais les ongles d’une longueur démesurée, or, impossible de les couper ; on m’avait enlevé mon canif et je ne pouvais obtenir un couteau ; quand j’en demandais un on se mettait à rire. Une fois que je causais avec Oui Tchyem tji, un chef, je lui fis voir mes mains en lui exprimant la gêne que j’éprouvais d’avoir les ongles d’une telle longueur ; il se mit à rire et me dit : « Gratte la terre et les pierres, ça les usera. » Quelques jours après, un jeune satellite encore candide me dit : « Comme tu as les ongles longs ! Oui, lui répondis-je, et comme je n’ai pas de couteau, il m’est impossible de les couper. — Tu n’as pas de couteau ? mais il y en a un là. » Aussitôt il va me le chercher et me l’apporte ; d’autres satellites s’en aperçoivent, ils en font la remarque à voix basse se disant : « Il ne faut pas lui laisser ce couteau, c’est défendu. » Puis l’un d’eux s’avance et me dit : « Tu pourrais te faire mal avec ce grand couteau, rends-le-moi, on te donnera des ciseaux, ce sera plus commode. » Je compris bien, mais il fallait m’exécuter, je rendis le couteau. Je ne sais au juste quel motif les faisait agir ainsi, on m’a dit qu’on ne laissait aucun couteau aux prisonniers, afin de les empêcher de se suicider ; peut-être est-ce la raison. Un jour je me trouvais avec deux chefs, ils venaient de terminer une partie d’échecs ; l’un se mit à jouer seul aux dominos, et paraissait absorbé dans ses calculs ; l’autre causait avec moi, je lui dis : « Vois donc comme j’ai les ongles longs, quelques-uns même se sont brisés, c’est bien peu commode, pourquoi ne veut-on pas que je les coupe ? » Aussitôt il s’adresse à l’autre chef un peu supérieur, lui disant « Il voudrait bien se couper les ongles, faut-il lui donner un couteau ? » L’autre chef, toujours alignant ses dominos, regarde un instant et dit : « Mais oui, il n’y a pas d’inconvénient, on peut lui donner un couteau. » Je l’acceptai et voulus