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petites villes méchantes, entouré de petites haines et de ragots imbéciles, se donnait une sensation infinie de joie et de liberté en relisant les Reisebilder. Il s’échappait avec Heine dans le monde enchanté du rêve et le milieu n’existait plus pour lui.

Ces quelques préceptes individualistes n’ont qu’une valeur d’exemples. On en trouverait un grand nombre d’analogues dans les Aphorismes de Schopenhauer et aussi chez Vigny et chez Stirner. Ils suffisent à caractériser la psychologie de l’individualiste et à la distinguer de celle de l’anarchiste.

Disons un mot en terminant des destinées probables de l’Anarchisme et de l’Individualisme.

À l’heure actuelle l’anarchisme semble être entré, soit comme doctrine, soit comme parti, dans une période de désagrégation et de dissolution. M. Laurent Tailhade, transfuge, il est vrai, du parti, constatait naguère cette dissolution avec un mélange de mélancolie et d’ironie. La raison de cette désagrégation se trouve vraisemblablement dans la contradiction intime que nous avons signalée plus haut. C’est la contradiction qui existe entre les deux principes que l’anarchisme prétend concilier : le principe individualiste ou libertaire, et le principe humaniste ou solidariste qui se traduit sur le terrain économique par le communisme. Par l’évolution même de la doctrine, ces deux éléments tendent de plus en plus à se dissocier. Chez un certain nombre d’anarchistes (surtout des intellectuels), nous pouvons voir l’anarchisme se muer plus ou moins nettement en individualisme pur et simple, c’est-à-dire en une attitude de pensée fort différente de l’anarchisme proprement dit, et compatible au besoin avec l’acceptation d’institutions politiques et sociales fort éloignées de l’idéal anarchiste traditionnel. D’autres, en plus grand nombre, surtout ceux qui mettent au premier plan les questions de vie matérielle et d’organisation économique, font bon marché de l’individualisme et le dénoncent volontiers comme une fantaisie d’aristocrate et un égoïsme intolérable. Leur anarchisme aboutit à un socialisme extrême, à une sorte de communisme humanitaire et égalitaire qui ne fait aucune place à l’individualisme. — Ainsi se révèle dans