Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 63.djvu/367

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

place une méthode d’hygiène intellectuelle et morale qui a pour but de maintenir notre indépendance intérieure. Elle pourrait aussi se résumer en ces quelques préceptes :

a) Cultiver en soi le scepticisme social, le dilettantisme social et toutes les attitudes de pensée qui ressortissent à l’individualisme.

b) Se pénétrer du caractère précaire, fictif[1] et, au fond, facultatif du pacte social et de la nécessité pour l’individu de corriger ce que ce pacte a de trop tyrannique par toutes les ressources de la casuistique individualiste la plus tolérante et la plus large.

c) Méditer et observer ce précepte de Descartes écrivant de Hollande : « Je me promène parmi les hommes comme s’ils étaient des arbres ». S’isoler, se retirer en soi, regarder les hommes autour de soi comme les arbres d’une forêt ; voilà une véritable attitude individualiste.

d) Méditer et observer ce précepte de Vigny : « Séparer la vie poétique de la vie politique », ce qui revient à séparer la vie vraie, la vie de la pensée et du sentiment, de la vie extérieure et sociale.

e) Pratiquer cette double règle de Fourier : Le Doute absolu (de la civilisation), et l’Écart absolu (des voies battues et traditionnelles).

f) Méditer et observer ce précepte d’Emerson : « Ne jamais se laisser enchaîner par le passé, soit dans ses actes, soit dans ses pensées. »

g) Pour cela, ne pas perdre une occasion de se dérober aux influences sociales habituelles, de fuir la cristallisation sociale. L’expérience la plus ordinaire atteste la nécessité de ce précepte. Quand nous avons vécu pendant quelque temps dans un milieu étroit qui nous circonvient et nous harcèle de ses mesquineries, de ses petites critiques, de ses petits dangers et de ses petites haines, rien ne nous rend le sentiment de nous-mêmes comme une courte absence, un court voyage. On sent alors combien l’on était, à son insu, comme harnaché et domestiqué par la société. On rentre les yeux dessillés, le cerveau rafraîchi et nettoyé de toute la petite sottise sociale qui l’envahissait. D’autres fois, si l’on ne peut voyager, on peut du moins se mettre à la suite d’un grand voyageur du rêve. Je me souviens d’un ami qui, malade, isolé dans de

  1. Voir l’article du Dr Toulouze intitulé : le Pacte social, Journal de juillet 1905.