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timorés, calculateurs. L’individualiste chante volontiers avec Stirner l’heureuse liberté de l’instant, il se défie des généralisations de la sociologie qui, pour être une science inexacte, n’en est pas moins despotique ; il s’insurge contre l’oligarchie de savants rêvée par M. Berthelot avec autant de vanité que les anciens papes rêvaient d’une théocratie universelle. L’individualiste aime peu les plans de réorganisation sociale ; son attitude en face de ces problèmes est celle, toute négative, définie par l’Ennemi des Lois, de M. Barrès : « Que mettrez-vous à la place, m’allez-vous dire ? Je l’ignore, quoique j’en sois fort curieux. Entraîné à détruire tout ce qui est, je ne vois rien de précis à substituer là. C’est la situation d’un homme qui souffre de brodequins trop étroits : il n’a souci que de les ôter… De toute sincérité, je me crois d’une race qui ne vaut que pour comprendre et désorganiser[1]. »

Les différences qui viennent d’être indiquées du point de vue théorique entre l’anarchisme et l’individualisme en entraînent d’autres sur le domaine de la pratique.

La ligne de conduite recommandée par l’individualisme vis-à-vis de la société établie diffère notablement de celle que prescrit l’anarchisme.

Pour l’individualiste, le problème qui se pose est celui-ci : Comment faire pour vivre dans une société regardée comme un mal nécessaire ?

La seule solution radicale que comporte le pessimisme social serait, ce semble, le suicide ou la retraite dans les bois. Mais si, à tort ou à raison, l’individualiste répugne à cette extrémité, une autre solution se présente à lui, solution non plus radicale, mais seulement approchée, relative, fondée sur un accommodement aux nécessités de la vie pratique. — Le problème est ici analogue à celui que Schopenhauer s’est posé au début des Aphorismes sur la sagesse dans la vie. Il s’agit pour lui d’exposer un art de rendre la vie aussi agréable et aussi heureuse que possible, ou, selon son expression, une « eudémonologie ». Or, l’idée d’une telle eudémonologie est en contradiction directe avec la conception générale que Schopenhauer s’est faite de la vie. Par conséquent l’eudémo-

  1. M. Barrès, L’Ennemi des lois, p. 25.