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L’anarchisme est un idéalisme exaspéré et fou. L’Individualisme se résume en un trait commun à Schopenhauer et à Stirner : un impitoyable réalisme. Il aboutit à ce qu’un écrivain allemand appelle une « désidéalisation (entidealisierung[1]) foncière de la vie et de la société. « Un idéal n’est qu’un pion », dit Stirner. À ce point de vue, Stirner est le représentant le plus authentique de l’individualisme. Son verbe glacé saisit les âmes d’un tout autre frisson que le verbe enflammé et radieux d’un Nietzsche. Nietzsche reste un idéaliste impénitent, Impérieux, violent. Il idéalise l’humanité supérieure. Stirner représente la plus complète désidéalisation de la nature et de la vie, la plus radicale philosophie du désabusement qui ait paru depuis l’Ecclésiaste.

Pessimiste sans mesure ni réserve, l’Individualisme est absolument antisocial, à la différence de l’Anarchisme, qui ne l’est que relativement (par rapport à la société actuelle).

L’anarchisme admet bien une antinomie entre l’individu et l’État, antinomie qu’il résout par la suppression de l’État ; mais il ne voit aucune antinomie foncière, irréductible, entre l’individu et la société. L’anarchisme, s’il anathématise l’État, absout et divinise presque la société. C’est que la société représente à ses yeux une croissance spontanée (Spencer), tandis que l’État est une organisation artificielle et autoritaire[2]. Aux yeux de l’individualiste, la société est tout aussi tyrannique, sinon davantage, que l’État. La société, en effet, n’est autre chose que l’ensemble des liens sociaux de tout genre (opinion, mœurs, usages, convenances, surveillance mutuelle, espionnage plus ou moins discret de la conduite des autres, approbations et désapprobations morales, etc.). La société ainsi entendue constitue un tissu serré de tyrannies petites et grandes, exigeantes, inévitables, incessantes, harcelantes et impitoyables qui pénètrent dans les détails de la vie individuelle bien plus profondément et plus continûment que ne peut le faire la contrainte étatiste. D’ailleurs, si l’on y regarde de près, la tyrannie étatiste et la tyrannie des mœurs procèdent d’une même racine : l’intérêt collectif d’une caste ou d’une classe qui désire établir ou garder sa domination et son prestige.

  1. L’expression est de M. J. Volkelt, dans son livre A. Schopenhauer, seine Persönlichkeit, seine Lehre, sein Glaube, p. 47.
  2. Voir aussi, sur ce point, Bakounine, Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, p. 285 et sqq.