Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 63.djvu/354

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nouissement. L’état de société pousse ainsi à bout les désharmonies de notre nature ; il les exaspère et les met dans la plus désolante lumière. La société représente ainsi vraiment, suivant la pensée de Schopenhauer, le vouloir-vivre humain à son maximum de désir, de lutte, d’inassouvissement et de souffrance.

De cette opposition entre l’anarchisme et l’individualisme en découlent d’autres.

L’anarchisme croit au Progrès. L’Individualisme est une attitude de pensée qu’on pourrait appeler non historique. Il nie le devenir, le progrès. Il voit le vouloir-vivre humain sous un éternel présent. Comme Schopenhauer, avec qui il offre plus d’une analogie, Stirner est un esprit non historique. Il croit lui aussi que c’est chimère d’attendre de demain quelque chose de neuf et de grand. Toute forme sociale, par le fait qu’elle se cristallise, écrase l’individu. Pour Stirner, pas de lendemain utopique, pas de « Paradis à la fin de nos jours » ; il n’y a que l’aujourd’hui égoïste.

L’attitude de Stirner en face de la société est la même que celle de Schopenhauer devant la nature et la vie. Chez Schopenhauer la négation de la vie reste toute métaphysique et, si l’on peut dire, toute spirituelle. (On se rappelle que Schopenhauer condamne le suicide qui en serait la négation matérielle et tangible.) De même la rébellion de Stirner contre la société est une rébellion toute spirituelle, toute intérieure, toute d’intention et de volonté intime. Elle n’est pas, comme chez un Bakounine, un appel à la pandestruction. Elle est, à l’égard de la société, un simple acte de défiance et d’hostilité passive, un mélange d’indifférence et de résignation méprisante. Il ne s’agit pas pour l’individu de lutter contre la société ; car la société sera toujours la plus forte. Il faut donc lui obéir ; — lui obéir comme un chien. Mais Stirner, tout en lui obéissant, garde pour elle, en guise de consolation, un immense mépris intellectuel. C’est à peu près l’attitude de Vigny vis-à-vis de la nature et de la société. « Un désespoir paisible, sans convulsions de colère et sans reproches au ciel est la sagesse même[1]. » Et encore : « Le silence sera la meilleure critique de la vie ».

  1. Vigny, Journal d’un poète, p. 32.