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vidu. C’est, à certaines heures, un Amiel avec son stoïcisme douloureux qui perçoit la société comme une limitation et une compression de sa libre nature spirituelle. C’est un David Thoreau, le disciple outrancier d’Emerson, le « bachelier de la nature », prenant le parti de s’écarter des voies ordinaires de l’activité humaine et de devenir un « flâneur » épris d’indépendance et de rêve, « un flâneur dont chaque instant toutefois serait plus rempli de travail vrai que la vie entière de pas mal d’hommes occupés ». C’est un Challemel-Lacour avec sa conception pessimiste de la société et du progrès. C’est, à certaines heures peut-être aussi, un Tarde, avec l’individualisme teinté de misanthropie qu’il exprime quelque part : « Il se peut que le flux de l’imitation ait ses rivages et que, par l’effet même de son déploiement excessif, le besoin de sociabilité diminue ou plutôt s’altère et se transforme en une sorte de misanthropie générale, très compatible d’ailleurs avec une circulation commerciale modérée et une certaine activité d’échanges industriels réduits au strict nécessaire, mais surtout très propres à renforcer en chacun de nous les traits distinctifs de notre individualité intérieure.

Même chez ceux qui, comme M. Maurice Barrès, répugnent, par dilettantisme et tenue d’artiste, aux accents d’âpre révolte ou de pessimisme découragé, l’Individualisme reste un sentiment de « l’impossibilité qu’il y a d’accorder le moi particulier avec le moi général[1]. » C’est une volonté de dégager le premier moi, de le cultiver dans ce qu’il peut avoir de plus singulier, de plus spécial, de plus poussé et fouillé dans le détail et en profondeur. « L’Individualiste, dit M. Barrès, est celui qui, par orgueil de son vrai Moi qu’il ne parvient pas à dégager, meurtrit, souille et renie sans trêve ce qu’il a de commun avec la masse des hommes. La dignité des hommes de notre race est attachée exclusivement à certains frissons, que le monde ne connaît ni ne peut voir et qu’il nous faut multiplier en nous[2]. »

Chez tous l’Individualisme est une attitude de sensibilité qui va de l’hostilité et de la défiance à l’indifférence et au dédain vis-à-vis de la société organisée où nous sommes contraints de vivre, vis-à-vis de ses règles uniformisantes, de ses redites monotones et

  1. M. Barrès, Un homme libre.
  2. Ibid., p. 100.