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connue, avant l’analyse scientifique, que ne l’est la réalité physique. Pour y parvenir, elle n’a pas de meilleur instrument que la méthode comparative, et les « histoires de sauvages sont aussi indispensables pour la constitution des divers types sociaux que l’étude des organismes inférieurs pour la physiologie humaine. Quant à nos « besoins pratiques », il est juste sans doute qu’ils trouvent satisfaction. Mais ce n’est pas de la science qu’ils peuvent immédiatement l’obtenir.

Une autre difficulté, non moins grave que la précédente, a été soulevée. La science des mœurs ne pourrait prétendre à remplacer la morale théorique, non plus parce qu’elle ne nous donnerait pas l’équivalent de cette morale,-raison qui, nous l’avons vu, revient simplement à une fin de non-recevoir, mais parce que l’idée même de cette science serait irréalisable. L’analogie établie entre la « nature physique H et la « nature morale serait fausse. Objection décisive, si elle est juste.

M. Fouillée l’exprime ainsi « La nature physique est fondée indépendamment des individus humains, tandis que c’est nous qui, individuellement ou collectivement, admettons et établissons un ordre moral quelconque, lequel n’existerait pas sans nos consciences et nos volontés’ ». Cette dernière formule est ambiguë. Selon le sens qu’elle prendra en se précisant, nous l’accepterons ou nous la rejetterons. M. Fouillée veut-il dire que les faits sociaux se manifestent par le moyen de consciences individuelles, et ne se manifestent que dans ces consciences ? Nous en tomberons d’accord. Une représentation collective est une représentation qui occupe simultanément les esprits d’un même groupe. Une langue n’existe que dans la pensée des individus plus ou moins nombreux qui la parlent. Une croyance religieuse n’a pas d’autre « lieu » que la conscience de chacun de ceux qui la professent. Jamais la sociologie scientifique n’a songé à nier ces vérités plus qu’évidentes. Il lui suffit que les représentations collectives, les langues, les croyances religieuses, et, en général, les faits sociaux soient régis par un ordre de lois spécifiques, distinctes des autres ordres de lois. M. Fouillée entend-il que l’ordre moral, dont il parle, c’est-à-dire ce que nous appelons la « nature morale par analogie avec la nature physique, dépend, pour exister, du consentement exprès des individus, soit isolés, i. Revue des Deux Mondes, 1" oct. 1905, p. 528.