Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 62.djvu/38

Cette page n’a pas encore été corrigée

34 REVUE PHILOSOPHIQUE

tous les corps de la nature se déforment continuellement, au dire des savants. Bref, notre plan topographique de l’univers ne correspond à rien qu’à nous-mêmes.

Toutes les fois qu’intervient la considération de commodité, des conclusions analogues s’imposent. Quand on dit « La terre tourne », ou « il est plus commode d’admettre que la terre tourne a, sont deux affirmations équivalentes, on exprime seulement le déplaisir qu’éprouveraient les gens instruits si la terre ne tournait pas. En restant immobile elle détruirait un bel ouvrage ; on ne saurait plus que faire du pendule de Foucault, des vents alizés, de l’aberration, des parallaxes, de la loi de Newton, etc. ; la science entière croulerait.

Il suffit ainsi de refuser aux savants une commodité, un confortable intellectuel, pour entraîner la chute de la science. Celle-ci dépend donc uniquement de quelques esprits humains et ne tient à aucune chose qui leur soit extérieure. Accordons qu’elle ait été construite à propos de l’expérience. Sur l’expérience ? Non pas. A propos d’une poule qui pond, un prestidigitateur peut avoir l’inspiration d’employer des œufs pour exécuter un tour, mais ce tour, si bien réussi soit-il, n’a aucun rapport avec l’embryogénie du poussin. De même la science ne représente pas l’univers. Elle nous apprend une vérité, mais une seule, c’est que les savants sont bien habiles.

De tout ceci résulte que les prétextes ne manquent pas pour abaisser la science en partant de la considération de commodité. Faut-il y voir un inconvénient de celle-ci ? Disons plutôt un avantage, car si elle facilita des attaques analogues à celles que nous avons imaginées, ces attaques amenèrent, avec une riposte victorieuse de M. Poincaré, l’écrasement des détracteurs de la science, et valurent ainsi aux lettres et à la philosophie françaises des pages immortelles. Bénissons la circonstance qui permit à un homme de se montrer à la fois grand ironiste, grand penseur, grand écrivain et grand savant. La rencontre de telles supériorités en un même esprit est le fait le plus précieux parce que l’histoire n’en offre pas de plus rare et qui honore mieux notre race. Commenter les chapitres où M. Poincaré montre la valeur objective de la science serait une entreprise vaine et outrecuidante. Si des gens révoquent cette valeur en doute, il suffit de les renvoyer à la troisième partie de La Valeur de la Science. On ne saurait rien ajouter à ce qu’ils y liront.

La science n’ayant plus besoin d’être défendue, il serait ridicule de prendre les armes pour participer à une victoire déjà remportée.