Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 62.djvu/27

Cette page n’a pas encore été corrigée

LÉVY-BRUHL. LA MORALE ET LA SCIENCE DES MŒURS 23 faut bien s’accommoder. Personne aujourd’hui ne le conteste plus. Ceux mêmes qui admettent une morale naturelle, identique pour tous les hommes, avouent qu’elle n’est universelle qu’en puissance, et qu’en fait, les civilisations étant différentes, leurs morales le sont aussi. Cette constatation nous suffit. Nous, n’avons même aucune raison de mettre en doute que, si toutes les sociétés humaines étaient semblables, elles pratiqueraient la même morale. Rien ne s’accorde mieux avec notre conception, qui voit dans la morale une « fonction a de l’ensemble des autres institutions sociales. Seulement, nos critiques s’attachent presque exclusivement à cette morale universelle hypothétique, accoutumés qu’ils sont à spéculer sur l’homme en général, tandis qu’à nos yeux l’important est d’étudier d’abord la réalité morale dans sa diversité donnée, c’est-à-dire les divers types sociaux qui existent ou ont existé. Toujours est-il que, d’un commun accord, il est reconnu que les règles morales sont relatives et provisoires, si l’on prend un champ de comparaison assez étendu. Pourquoi soutenir alors que la relativité de ces règles est incompatible avec le respect qu’elles exigent ?

Sans revenir aux arguments déjà produits, l’expérience prouve, au contraire, que le caractère local et temporaire d’un devoir peut être connu, sans que ce devoir cesse d’être senti comme obligatoire. Par exemple, il y a seulement quelques siècles, quand une épidémie éclatait dans une ville, les médecins s’enfuyaient comme les autres, s’ils craignaient d’y succomber. Tout le monde le trouvait naturel, personne n’aurait songé à leur en faire un crime, et leur conscience ne leur reprochait rien. Aujourd’hui, un médecin qui se sauverait quand la peste ou le choléra se déclare, manquerait à un de ses devoirs les plus impérieux. Il serait sévèrement condamné par l’opinion publique, par la conscience de ses confrères et par la sienne propre. Supposez qu’il sache qu’à l’époque de la grande peste de Londres les médecins ont pu s’enfuir en toute conscience, et qu’il prévoie un temps où ce devoir ne s’imposera plus en quoi cette connaissance affaiblira-t-elle l’obligation professionnelle qui s’impose à lui ? Il se dira, certainement, que s’il avait vécu au temps de la peste de Londres, sa conscience n’aurait pas été plus exigeante que celle de ses confrères ; mais que, vivant au xx" siècle, il ne peut se dérober aux devoirs qui lui sont dictés par sa conscience actuelle. Voilà ce que nous entendons par la « réalité » objective de la morale, réalité qui n’a rien à craindre des recherches des savants non plus que des théories des philosophes, précisément parce que sa nature sociale en fonde l’objectivité.