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en outre, faire voir pourquoi ces craintes sont si vives et-si persistantes. Une première explication se présente tout de suite à l’esprit l’extrême sensibilité de la conscience commune dès que la morale est en jeu. La conception traditionnelle de la morale participe du caractère sacré de son objet. Qu’une doctrine nouvelle heurte cette conception, la conscience commune réagit aussitôt avec force. Tant que les sentiments ainsi provoqués demeurent intenses, les arguments les plus décisifs parviennent difficilement à se faire écouter.

En second lieu, la morale, dans notre société, est étroitement liée à la religion. Elles semblent se prêter un mutuel appui, et lutter parfois toutes deux contre les mêmes ennemis. Nous voyons la morale enseignée souvent au nom du dogme religieux, et le dogme défendu contre les impies dans l’intérêt de la morale. L’évolution des doctrines religieuses touche donc de très près la morale. Or rien n’est plus intolérable, pour une religion révélée,, que d’être replacée par l’histoire, par l’exégèse, par la sociologie, dans le cours des événements humains. Il semble qu’en perdant son caractère surnaturel, elle perde tout, et jusqu’à sa raison d’être c’est du moins ce que croient la plupart de ses adversaires, et beaucoup de ses défenseurs. Que maintenant la morale soit conçue comme une sorte de religion laïque, où le Devoir, mystère auguste et incompréhensible, tient la place de Dieu, combien l’expérience douloureuse faite depuis deux siècles par la religion positive ne devra-t-elle pas exciter les craintes et exaspérer les résistances des théoriciens de la morale ainsi comprise ? Quand ils entendent parler de « science des mœurs », de méthode comparative appliquée à la réalité morale, ils pressentent que le même procès va se dérouler, et qu’ici encore la théologie pâtira du développement du savoir rationnel. C’est pourquoi ils ne veulent pas être rassurés. Rien ne leur ôtera de l’esprit que, constituer une science objective des mœurs, c’est agir en ennemi, déclaré ou masqué, de la morale. Mais il n’y a de menacé, en fait, que la conception mystique et théologique de la morale, non la morale elle-même. Nous avons vu tout à l’heure que la science ne pouvait avoir pour effet de faire évanouir la réalité ni les caractères propres des faits moraux. Elle s’efforce, au contraire, d’en dégager les conditions d’existence sans les dénaturer. Pour en chercher les lois, et pour en déterminer les rapports avec les autres séries de faits de la « nature morale », il faut bien sans doute qu’elle les « désubjective ». Mais cette objectivation serait sans valeur, si elle mutilait la réalité qu’il s’agit de connaître, et si, pour nous procurer la science des faits