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à la métamorale, de s’attacher aux problèmes de la destinée de l’homme, du souverain bien, etc., et de continuer à y appliquer sa méthode traditionnelle.

Quant à prétendre qu’ils doivent être résolus d’abord, pour que la science positive puisse recevoir des applications, c’est ne tenir aucun compte de la différentiation que nous venons de rappeler. C’est admettre implicitement que, si la science des mœurs était faite, nous nous poserions encore, et dans les mêmes termes, les problèmes bâtards, à la fois théoriques et pratiques, sur lesquels spéculent les traités de morale. Je m’y refuse pour ma part. Le concept de cette science, qui est vide pour vous, est plein pour moi. La réalité morale qui -en fait l’objet, je la considère vraiment comme une « nature », qui m’est familière sans doute, mais qui ne m’en est pas moins inconnue, et dont j’ignore les lois. Par suite, les questions que la spéculation morale a posées jusqu’à présent au sujet de cette réalité portent nécessairement la marque de notre ignorance j’ai les plus fortes raisons de douter qu’elles se posent encore de la même façon, quand celle-ci aura disparu, ou sensiblement diminué. A l’heure actuelle, la morale traite surtout des questions relatives aux fins les plus hautes, et rien n’est plus naturel. La tradition, les exigences du sentiment, les besoins logiques de l’entendement, tout conspire à mettre au premier plan ce genre de questions. Faut-il poursuivre le bonheur, individuel ou social ? Quel idéal moral faut-il se proposer ? Quel est le but suprême de l’activité humaine, etc ? Tout serait gagné, pense-t-on, si l’on trouvait une réponse définitive à ces problèmes, et aujourd’hui encore des philosophes se flattent d’y apporter de véritables démonstrations.

Mais cette confiance en la méthode dialectique, peu justifiée d’ailleurs jusqu’à présent par le succès, prouve seulement combien certaines habitudes d’esprit sont difficiles à déraciner. Elle méconnaît qu’il existe une réalité morale extrêmement complexe, dont nous ne pouvons pas espérer découvrir les lois par une analyse abstraite, et par une simple manipulation de concepts. Si elle fait une place à la science positive de cette réalité, c’est une place subordonnée. Elle lui assigne pour rôle d’indiquer les moyens les plus propres à atteindre les fins qui auront été déterminées par la spéculation morale. Mais cette conception, pour employer une expression anglaise, est tout à fait preposterotis. C’est la science, au contraire, qui, en nous apprenant peu à peu à discerner ce qui est possible pour nous, de ce qui ne l’est pas, fera apparaître en même temps quelles fins il est raisonnable de poursuivre.