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voir l’essence même du fait moral. Elle répugne d’abord à admettre qu’il puisse se « désubjectiver », et prendre place dans l’ensemble des faits sociaux. Il lui paraît qu’en l’assimilant à eux on le dénature. On ne la tranquillise pas en spécifiant que, lorsque la science traite le fait moral comme un fait social, elle n’a pas la prétention d’en saisir ni d’en exprimer l’essence tout entière, et qu’elle se contente de l’appréhender par ceux de ses caractères qui permettent l’emploi de la méthode comparative. Elle maintient au contraire que le fait moral cesse d’exister aussitôt que l’on cesse de considérer la relation intime de l’agent responsable aux actes qu’il a librement voulus un fait social, observable du dehors, peut-il avoir rien de commun avec cette relation ? Cette protestation est assez vive, et assez spontanée, pour qu’on soit tenté de lui donner gain de cause. Et, en effet, tant que nous observons les faits moraux dans notre propre conscience, ou chez ceux qui nous entourent, nous en sentons si profondément le caractère original et irréductible, que nous ne pouvons presque pas croire qu’objectivés, ce soient encore les mêmes faits. Il nous semble qu’à être considérés du dehors, ils perdent ce qui en fait la réalité et l’essence. Mais transportons-nous par la pensée dans une société autre que la nôtre, bien que déjà très complexe, telle que la société grecque ancienne, par exemple, ou les sociétés actuelles de l’Extrême-Orient. Nous ne sentons plus aussi vivement les faits qui, pour ces consciences exotiques, sont des faits moraux, et nous concevons sans peine que ce soient des faits sociaux, dont les conditions peuvent être déterminées par une recherche scientifique. Nous admettons qu’un Japonais ou un Annamite ait comme nous une vie morale intérieure, et que néanmoins les faits de cette vie morale puissent être considérés d’un point de vue objectif. Il faut donc l’admettre aussi quand il s’agit de nous, et ne pas être dupe d’une illusion d’optique mentale. Les mêmes considérations qui valent pour une société, valent aussi pour les autres. S’il est vrai, ce qu’on ne peut guère contester, que les différentes séries de faits qui composent la vie d’une société sont solidaires les unes des autres, comment les faits moraux feraient-ils seuls exception ? Ne voyons-nous pas, dans l’histoire, qu’ils varient toujours en fonction des faits religieux, juridiques, économiques, etc., qui sont évidemment régis par des lois ? Nous avouerons donc, tout en respectant le caractère propre des faits moraux, que la science a le droit de les « désubjectiver » en tant que faits sociaux, et de les incorporer comme tels à la « nature morale dont elle a pour objet de rechercher les lois.