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nous séparant, nous oppose les uns aux autres. Mais ce qui fait notre individualité n’est pas ce qui fait notre être, bien au contraire. Il faut qu’il y ait en nous de la matière, parce que, si nous étions tout Esprit, nous serions Dieu, c’est-à-dire que nous ne serions pas comme individus et comme créatures ; mais pourtant il reste vrai, comme l’avait si admirablement vu Platon, que si nous sommes c’est en tant qu’Esprit. La matière n’est pas ce qui fait notre être ; elle est seulement ce qui le fait possible en le faisant limité. Du reste, n’est-il pas évident que notre corps avec la double série des phénomènes physiologiques et psychologiques dont se compose son existence, soumis aux lois d’un déterminisme rigoureux et conditionné par le dehors, appartient à la nature beaucoup plus qu’à nous, et que la vie dont il est le siège n’est presque point pour nous une vie propre ? N’est-il pas évident de même que, toutes les fois que prédomine en nous cette raison particulière qui n’est que l’intellectualisation de nos passions, cette raison qui vaut pour nous seuls, parce que nos passions n’appartiennent qu’à nous, et qui, par conséquent, est tout le contraire de la Raison véritable, comme nos passions sont en nous l’expression de la nécessité qui pèse sur la nature, nous sommes esclaves, esclaves volontaires, puisque nous pourrions vouloir autrement ? Tandis que, lorsque nous voulons la Justice, lorsque nous comprenons la Vérité, nous sentons, nous éprouvons par une expérience directe et sûre que le joug de la nature ne pèse plus sur nous, que nous sommes vraiment libres, et par conséquent vraiment nous-mêmes.

Mais, si la Raison éternelle est notre raison véritable, quelle différence établirons-nous entre obéir à la Raison éternelle, et obéir à sa raison ? Et, si comme nous l’avons pensé, la Raison éternelle, autre nom de la Justice et de la Vérité, est Dieu même, en quoi l’obéissance à Dieu détruit-elle notre liberté, du moment que notre liberté consiste à obéir à notre raison qui est la Raison ? Et qu’y aura-t-il alors de plus religieux que l’effort pour réaliser en soi la liberté absolue, objet suprême de la volonté divine et souverain bien pour nous ? N’est-il pas meilleur de savoir que de croire, de vouloir par amour que par obéissance ? Non, si la doctrine du Dieu-Esprit est vraie, l’humanité ne se trompe pas en prenant pour idéal l’affranchissement intégral de la personne humaine, l’autonomie parfaite de toute raison et de toute volonté. C’est vraiment vers le règne de Dieu qu’est orientée sa marche ; et cela devait être, puisque autrement il faudrait dire qu’entre la destinée réelle de l’humanité et la volonté divine il existe une opposition irréductible.