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ANALYSES. — j. de gaultier. Le bovarysme


A côté des cas de bovarysme exceptionnel et pathologique, on peut remarquer un bovarysme normal et général, un « bovarysme essentiel de l’humanité », « certaines manières d’être et certaines croyances communes à l’humanité tout entière, à ce point qu’elles semblent conditionner son existence ». M. de Gaultier étudie successivement, à ce point de vue, le bovarysme moral « illusion du libre arbitre et illusion de l’unité du moi, le bovarysme passionnel, le génie de l’espèce, (l’homme croyant rechercher son bonheur personnel tandis qu’il assure l’existence de l’humanité), et le bovarysme scientifique, le génie de la connaissance, qui « pour faire exécuter aux hommes le labeur qui lui profitera », met en œuvre une ruse et les stimule d’un mensonge, et leur persuade qu’ils ont un intérêt personnel à rechercher la cause des phénomènes afin de les exploiter ensuite à leur profit et d’en augmenter leur bien-être. « Dupe de ce mirage, l’homme s’ingénie, et le souci constant de rendre son existence meilleure le conduit à créer les sciences. » Ce chapitre de l’ouvrage est un peu inégal, la partie qui concerne le libre arbitre ne m’a pas semblé très bonne ; en revanche, ce qui traite du génie de la connaissance est souvent très bien vu et plus original. Peut-être les idées de l’auteur gagneraient-elles, à certains égards, à être présentées sous une forme moins mythologique que celle qu’a provoquée l’exemple de Schopenhauer. La pensée de M. Jules de Gaultier reste cependant claire.

Enfin, après avoir examiné le bovarysme essentiel de l’humanité, il reste à montrer que cette conception chimérique de soi-même et des choses ne peut être évitée, « qu’elle reconnaît à son principe une nécessité absolue, et qu’il existe un antagonisme irréductible entre ces deux faits existence et connaissance ». H y a une antinomie entre l’existence et la connaissance, cela est rendu évident par « ce principe qu’il n’est de connaissance que d’un objet par un sujet ». Pour se connaître le moi se divise, il ne peut se connaître que partiellement, la fraction de lui-même qu’il a érigée en sujet échappe à ses prises. De plus, ce moi qui se conçoit distinct d’un monde extérieur, « ne se perçoit qu’en fonction de ce monde extérieur, il ne s’appréhende lui-même que mêlé et confondu avec les objets qui le déterminent », de plus encore il ne connaît les objets du monde extérieur qu’indirectement par le rapport incomplet dans lequel ils entrent avec la fausse et partielle représentation qu’il se forme de lui-même. » La connaissance tout entière est ainsi frappée d’une tare sans remède.

Dans le domaine métaphysique, la même conclusion s’impose. Si nous formons l’hypothèse d’un être universel hors duquel rien n’existe et dont toutes les formes individuelles ne sont que des manifestations et des dépendances, « cet être unique ne peut se concevoir qu’autre qu’il n’est, puisque la division en objet et en sujet, condition de toute connaissance, brise son unité, puisque, absorbant toute la substance du réel, il ne peut tirer que de son sein les éléments de cette division. Cet acte initial par lequel l’être unique se distingue en sujet et en