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Fanny, pense à cette personne, elle pense que cette personne n’est plus ici (chez nous), mais a changé de domicile ; elle a donc une pensée assez complexe, qui se rapporte à Firol, à son domicile, à son existence ; cette pensée, de quelle nature est-elle ? D’une part, elle est dépourvue d’images sensorielles, — Armande dit qu’elle ne se représente rien ; d’autre part, si, en réalité, elle s’exprime par des mots, ce qui suppose des images verbales, il est bien certain que les images verbales ne sont qu’une expression de la pensée déjà amorcée ; la pensée est antérieure ; pour qu’Armande me dise ou se dise que « Firol n’est plus ici mais ailleurs », pour qu’elle trouve cette phrase, il faut qu’elle ait eu d’abord la pensée correspondante, si atténuée que soit cette pensée. Ainsi, c’est une pensée qui se forme sans images, et même sans images verbales. Voilà le point important. De même, il faut admettre que bien des réflexions qu’une personne fait spontanément supposent une pensée antérieure aux mots qui l’expriment, une pensée dirigeant les mots et les organisant. Ceci soit dit sans diminuer en rien l’importance du mot, qui doit singulièrement influencer, par choc en retour, la nature de la pensée. Je suppose que le mot, comme l’image sensorielle, donne de la précision à la pensée, qui, sans ces deux secours, celui du mot et celui de l’image, resterait bien vague.

Je suppose même que c’est le mot et l’image qui contribuent le plus à nous donner conscience de notre pensée ; la pensée est un acte inconscient de l’esprit, qui, pour devenir pleinement conscient, a besoin de mots et d’images. Mais quelque peine que nous ayons à nous représenter une pensée sans le secours des images — et c’est pour cette raison seulement que je la dis inconsciente — elle n’en existe pas moins ; elle constitue, si l’on veut la définir par sa fonction, une force directrice, organisatrice, que je comparerais volontiers — ce n’est probablement qu’une métaphore — à la force vitale, qui, dirigeant les propriétés physico-chimiques, modèle la forme des êtres et conduit leur évolution, en travailleur invisible dont nous ne voyons que l’œuvre matérielle.

Alfred Binet.