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ressemble même à une pensée. Je lui dis à un autre moment, pensant avec raison la faire revenir sur une idée fort agréable : « Départ dans quinze jours pour S… ! » Je demande les images. Elle répond : « J’ai vu les mois et toute la série des jours en numéros. Ils avaient une forme de serpent : de 1 à 20, en ligne droite verticale, puis ils montent vers la gauche, jusqu’à 30 ou 31. J’ai vu la moitié droite de la colonne, qui était grise, et je ne savais pas pourquoi c’était juin. D. Tu n’as pas vu S… ? R. Non, pas du tout. » Ainsi, elle comprend la phrase, qui signifie un voyage prochain à S… ; au moyen d’un schème (et c’est la première fois que j’apprends qu’elle en a un), elle visualise très approximativement la date du départ pour la campagne, mais elle ne se représente ni le voyage, ni le pays, ni la pensée abstraite du départ. Si comme documents on n’avait que les images, il serait impossible, en vérité, de reconstituer le sens de la phrase.

Une autre fois encore, je surprends Marguerite qui regarde la pendule, en s’écriant avec un peu d’anxiété : « Oh mon Dieu, c’est la leçon à onze heures ! » Voilà bien une parole naturelle, et tout à fait sentie. Je lui demande brusquement quelles images elle a eues. Elle me le dit, et je note ses paroles textuelles.

« J’ai pensé au Misanthrope : j’ai vu le mot vaguement dans une teinte grisâtre… et j’ai vu la physique : un petit paragraphe avec un numéro… indistinctement… j’ai un peu vu la salle à manger, j’ai entrevu Armande à son pupitre, puis j’ai un peu vu le petit salon. »

Pour expliquer ces images, j’ajoute brièvement qu’il y avait au programme une leçon de physique et un passage du Misanthrope, et que la leçon se donne dans la salle à manger ou au petit salon. Je demande ensuite à Marguerite de me dire toutes les pensées qu’elle vient d’avoir. Elle fait facilement la distinction entre ses pensées et ses images et me répond sans hésiter : « J’ai pensé de te demander de me renvoyer (du cabinet où je l’avais appelée pour des expériences) pour que je puisse aller repasser pour la leçon, parce que j’aurais peur de ne pas être prête. Puis j’ai pensé à Armande qui m’avait dit : Mon Dieu ! est-ce que c’est la leçon ce matin ! Pour le Misanthrope j’ai pensé que je ne le savais pas, pas du tout même. Pour la physique, je ne suis pas sûre de ce que j’ai pensé. J’ai pensé aussi que j’avais bien peu de temps ».

Ces mots, comme on peut voir, traduisent beaucoup mieux la pensée que des images fragmentaires du Misanthrope ou d’une page de physique.

Lorsque la personne en expérience sait d’avance qu’il faudra traduire en images la phrase qu’on entend, les images sont plus abon-