Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 55.djvu/149

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

eu que le temps de penser. Les images ne sont pas venues. » Armande abonde en phrases sans images : presque toutes sont dans ce cas, et elle donne toujours la même explication : elle n’a pas le temps de former des images quand elle se borne à comprendre le sens d’une phrase. Cependant elle a eu quelques phrases avec images incomplètes. Ainsi, je dis : « Je donnerai la leçon après-demain vers dix heures. » L’image formée est celle-ci : « je me suis représenté la salle à manger, et Julie cousant près de la fenêtre, parce qu’elle y sera mercredi. » Pour comprendre cette réponse très concrète, il faut savoir que la leçon se donne habituellement dans la salle à manger, et que Julie, une couturière, doit venir y travailler après-demain. C’est ce tableau qui est visualisé. La leçon n’y figure pas. Bien souvent, d’ailleurs, la visualisation ne porte que sur le décor des choses ; et cela se comprend ; le décor est matériel, immobile, stable, plus facile à visualiser qu’une action.

Il arrive quelquefois aussi que Marguerite, en écoutant la phrase que je lui adresse, ne se forme aucune image, ou plutôt, elle est incapable de me dire l’image qu’elle a eue, parce qu’elle n’y a pas fait attention, et elle ne sait pas au juste si elle a eu une image ou non. Dans sa forme négative, cette réponse est déjà intéressante ; car il s’agit de phrases que Marguerite a pensées il y a à peine deux ou trois secondes, quand je pose la question image. Donc, si réellement elle a oublié les images, c’est que celles-ci sont de leur nature très fugaces. Armande nous avait déjà averti, d’ailleurs, qu’elle oublie très vite les images, bien plus vite que les réflexions. Les images de Marguerite correspondent seulement, c’est la règle, à une partie de la phrase. Je lui dis un jour avec conviction, après avoir parlé de la mort de notre chien : « C’est triste, tous les animaux meurent, tous sans exception. » Je laisse passer dix secondes, puis je demande brusquement : Quelles images ? Marguerite sursaute, elle déclare qu’elle n’a rien imaginé ; c’est sa première réponse ; puis à la réflexion, elle découvre une petite image insignifiante, un insecte noir, immobile, recroquevillé.

Un autre jour, je lui dis « Vous avez fait beaucoup de progrès en allemand, cette année ? » Elle répond « Oh ! nous savons bien construire, maintenant. Beaucoup mieux ! » Je demande des images : « Je ne crois pas (en avoir eu), attends… Peut-être j’ai entrevu notre maîtresse d’allemand. Mais je ne suis pas sûre… J’ai pensé à des phrases. J’ai vu quelques lettres, il me semble bien, mais c’est vague. » Mettons bout à bout l’image des lettres et l’image du professeur, cela ne reconstitue pas du tout le sens de la phrase que j’ai prononcée ; il n’y a dans ces images aucun enchaînement, rien qui