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ment me paraît être assez grave, — en pratique, j’ignore ce qu’elle vaut, — il faudrait faire l’expérience sans que personne sût que c’est une expérience : dire des mots d’un ton naturel, attendre qu’ils soient compris, puis, aussitôt après, questionner sur les images ; s’il est possible de réunir ces conditions, on serait certain que le sujet n’a pas eu la préoccupation de courir après des images, et qu’il a pris le temps de réaliser le sens de ce qu’on lui disait. C’est là une expérience à double face ; c’est, face au sujet, l’observation d’un phénomène spontané qui se développe avec sa liberté naturelle d’allure ; c’est, face à l’expérimentateur, une expérience qui a le mérite de la précision, et cet autre mérite de répondre à une question importante. Mais on ne peut pas prononcer des mots isolés, comme nous l’avons fait jusqu’ici, sans donner l’éveil aux personnes. J’ai réussi à ne pas les mettre en garde, en leur adressant quelques demandes simples ou des paroles quelconques relativement à des affaires de vie courante et familière ; puis, dès que je m’apercevais que la phrase, toujours très simple, avait été comprise, je m’empressais de poser à brûle-pourpoint la question importante : Avez-vous eu une image, et laquelle ? Il m’a fallu beaucoup de ruse pour ne pas donner l’éveil sur mes intentions ; c’était en général au cours d’une autre expérience que, d’un ton naturel, sans me presser, je disais la phrase évocatrice.

Beaucoup de phrases, quoique comprises, ne produisent aucune image appréciable ; d’autres donnent lieu à des images incomplètes, fragmentaires, qui illustrent une des parties de la phrase seulement, par exemple un nom d’objet familier ; aucune n’a fait jaillir une image assez complète pour comprendre le sens de la phrase entière. C’est peut-être une des expériences qui démontrent le mieux le contraste entre la richesse de la pensée et la pauvreté de l’imagerie.

Citons d’abord des pensées sans images. Je dis à Armande, à la fin d’une conversation à bâtons rompus : « Bientôt, on va partir pour S… ! » et j’ajoute : « Quelle image ? » Armande réplique : « C’est simplement le son que j’entends. Je ne me représente rien. Il faut que je n’aie plus rien à penser pour que je me représente des images. » Cependant elle a parfaitement compris ce que je viens de dire. Autre exemple : Je lui adresse cette phrase, amenée par d’autres réflexions : « Avez-vous fait beaucoup de progrès en allemand cette année ? » — Armande réplique en riant « Plus, toujours, qu’avec Ber, » réponse qui implique une comparaison avec les progrès faits l’année précédente, par une méthode toute différente. Je demande les images. Armande répond « C’était trop court ; je n’ai