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C’est surtout dans l’idéation d’Armande qu’on rencontre des cas où l’imagerie n’est pas adéquate à l’idéation. Sans aller jusqu’à dire qu’Armande pense une chose et s’en représente une autre, on peut citer un grand nombre de ses pensées pour lesquelles les images se sont développées à côté. Je prononce le mot Éléphant. Elle visualise l’embarcadère des enfants au Jardin d’Acclimatation pour monter sur l’éléphant ; mais le pachyderme est absent ; il est représenté par son nom, qu’Armande voit écrit (image visuelle typographique). Une autre fois, je lui dis le nom de Clau, femme de chambre bien connue. Elle dit : « Je me représente l’appartement de B. M. (où se trouve cette personne) près de la porte de la salle à manger ; seulement je ne me représente pas Clau ; je pense à elle sans me la représenter. » L’accessoire est visualisé, le principal ne l’a pas été. Je lui dis le mot Côtelette. Elle se représente une course à bicyclette pour aller chercher les côtelettes du déjeuner ; c’est un souvenir, dans la vision duquel figure un angle de rue et le mur rouge de la boucherie ; mais la côtelette n’a pas été représentée. Une autre fois, elle est amenée à penser à nos voisins, qui habitent une propriété avec grand jardin ; elle ne se les représente pas, elle se représente seulement leur jardin, et ils n’y sont pas. Une fois sur quatre, Armande a de ces ratés d’image ; c’est comme quelqu’un qui, tirant à la cible, touche à côté. Ce fait bien particulier, qui se rencontre parfois chez Marguerite, mais bien plus rarement, tient sans doute à ce que l’imagerie sensorielle d’Armande évolue très rapidement, et presque indépendamment de sa volonté. Nous avons vu du reste qu’elle se plaint d’être sans cesse obligée de lutter contre ses distractions. Marguerite est bien plus habile à diriger l’image. Dans d’autres circonstances, la nature même de l’image diffère de la nature de la pensée, bien que la différence ne soit pas assez grande pour faire un contre-sens. Le cas est un peu compliqué. Je dis à Armande : Cerbère. Elle répond : « Je me représente les récits de l’Histoire grecque, j’y pense plutôt. D. À quoi as-tu pensé ? R. Je me suis représenté les enfers. J’ai vu un chien qui devait être probablement Cerbère, devant une porte de grotte. D. Pourquoi as-tu eu cette image ? R. Parce que les enfers sont gardés par un chien à vingt têtes qui s’appelle Cerbère. D. As-tu vu les vingt têtes ? R. Non, il n’avait même pas de tête, ou c’est trop vague. Je ne me rappelle pas lui en avoir vu. » On remarquera avec intérêt la différence qui existe entre l’image et le souvenir d’érudition qui l’a soufflée. L’enfer est devenu une grotte et le cerbère a pris les proportions plus modestes d’un chien sans tête.

Le désaccord entre l’idéation et l’imagerie est encore plus net