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lage de Seine-et-Marne. Elle répond, après quelques secondes de réflexion : « Je ne me suis rien dit. J’ai vu tes livres (cela se passe dans mon cabinet de travail), j’ai pensé très vaguement, car le son se répétait tout bas, au loueur de voiture de S… Je ne me le suis pas représenté. J’ai pensé surtout au son de son nom. Ça m’a paru plus foncé que les volumes là. D. As-tu eu quelques réflexions sur ce voiturier ? R. J’ai eu un peu l’impression qu’il demeurait dans une maison reculée, pas tout à fait sur la route, et que c’était sombre par là ». Ainsi, Marguerite a eu une pensée spéciale relative à un individu connu, mais elle ne s’est pas représenté l’individu, bien qu’elle ait pensé vaguement que sa demeure est sombre et en retrait par rapport à la route. C’est donc une pensée sans image sensorielle.

Marguerite a eu parfois une image en retard. Je lui dis le mot Clocher. Elle me répond qu’elle pense au clocher de l’église de M… L’a-t-elle vu ? Oui, mais un temps appréciable après y avoir pensé : « Je l’ai vu, dit-elle, à force d’y penser ».

Dans les exemples précédents, nous avons voulu surtout montrer que la pensée sans image était possible ; mais l’absence complète d’image est assez rare, chez nos deux fillettes, dans des expériences dont le but avoué est de provoquer des images. Ce qui se produit bien plus souvent, ce sont des défauts de concordance entre la pensée et l’image. Ici, les exemples abondent et sont extrêmement variés. D’ordinaire, la pensée est plus vaste, plus compréhensive : on pense à l’ensemble, et l’image ne se réalise que pour une partie ; cette partie peut être importante ; parfois elle n’est qu’accessoire.

Exemple donné par Marguerite : je dis le mot Ficelle. « D’abord j’ai vu vaguement un bout de ficelle jaune ; puis je me suis dit : quelqu’un de ficelle. Mme X est très ficelle… et j’ai vu Mme X. D. Tu as dit cette parole avant de la voir ? R. Je n’en sais rien du tout ».

Dans cet exemple, on a pensé à un trait de caractère, le « caractère ficelle », mais on n’en a pas eu l’image ; la pensée a été plus complète que l’image.

Autre exemple de pensée dépassant l’image. Je dis le mot Cerbère. « D’abord, répond Marguerite, j’ai vu ce mot-là sur un fond doré… J’ai répété ce mot tout bas, et j’ai entrevu la forme d’une grosse femme dont David Copperfield parlait dans la scène avec Stefford et la petite naine (souvenir d’un roman de Dickens). D. T’es-tu représenté le roman, la petite naine, etc. ? — Non, pas du tout. Ce doit être une pensée. J’ai entrevu une grosse femme, et je savais que c’était ce roman-là, je ne me suis pas dit en paroles que c’était le roman de David Copperfield. Je le savais sans me le dire. »