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affirmations optimistes, déploie ici implacablement ses effets.

Il en est de la solidarité parfaite comme de la justice absolue, de l’altruisme absolu, du monisme absolu. Ce sont là des concepts abstraits intraduisibles en termes réels. Chaque homme a son concept spécial de la solidarité, de la justice, sa façon à lui d’interpréter le fas et nefas en suite de ses intérêts de coterie, de classe, etc. « Dès qu’une idée est dissociée, dit M. Remy de Gourmont, si on la met ainsi toute nue en circulation, elle s’agrège en son voyage par le monde toutes sortes de végétations parasites. Parfois l’organisme premier disparaît, entièrement dévoré par les colonies égoïstes qui s’y développent. Un exemple fort amusant de ces déviations d’idées fut donné récemment par la corporation des peintres en bâtiment à la cérémonie dite du « triomphe de la république ». Les ouvriers promenèrent une bannière où leurs revendications de justice sociale se résumaient en ce cri « À bas le ripolin ! » Il faut savoir que le ripolin est une peinture toute préparée que le premier venu peut étaler sur une boiserie ; on comprendra alors toute la sincérité de ce vœu et son ingénuité. Le ripolin représente ici l’injustice et l’oppression ; c’est l’ennemi, c’est le diable. Nous avons tous notre ripolin et nous en colorions à notre usage les idées abstraites qui, sans cela, ne nous seraient d’aucune utilité personnelle[1]. »

L’idéal se salit au contact du réel :

Perle avant de tomber et fange après sa chute.

Il est donc chimérique de vouloir réaliser ces idéaux qui fuient devant nous d’une fuite éternelle, de poser en dogme l’Insaisissable. Le monisme absolu, l’altruisme absolu, la justice absolue, ce sont là des idoles logiques qui trônent dans un ciel métaphysique, comme les thèses des antinomies kantiennes dont elles ne sont d’ailleurs qu’un aspect. Elles ressemblent à ces mères du second Faust « qui trônent dans l’infini, éternellement solitaires, la tête ceinte des images de la vie, actives, mais sans vie ». — « En matière de bonheur comme en tout autre ordre de conception, dit M. Jules de Gaultier, la prétention métaphysique de créer de l’absolu se heurte aux lois de notre faculté de connaître dont les formes indéfinies n’engendrent que du relatif. La sensibilité secrète de l’humanité rejette la fadeur de cette félicité parfaite. En harmonie avec la curiosité de l’Intellect que tout assouvissement attire pour une recherche plus anxieuse, elle se sait insatiable. Le Faust de Gœthe connaît cette loi ; il spécule sur cette forme de la sensibilité humaine pour duper Méphistophélès lorsqu’il

  1. Remy de Gourmont, La Culture des Idées, p. 98.