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avons nommées l’une, Dogmatisme social, et l’autre Nihilisme social. Cette dernière tendance est la racine commune du Dilettantisme social et de la philosophie nietzschéenne du « Surhomme ». Que sont en effet le Dilettantisme social et la philosophie du Surhomme sinon une protestation contre les dogmatismes et les optimismes sociaux de toute espèce ? La principale différence entre ces deux conceptions nous semble consister en ce que le Dilettantisme social est surtout une protestation antisociale au nom de l’Instinct de la Beauté, tandis que la philosophie du Surhomme est une protestation antisociale au nom de ce que Nietzsche appelle l’Instinct de Grandeur. Par suite, si l’on veut se faire une idée précise du Dilettantisme social, on pourra le définir par la négation de tout ce qui, dans le Dogmatisme social, froisse l’Instinct de Beauté ; on pourra de même définir l’Individualisme nietzschéen par la négation de tout ce qui, dans ce dogmatisme, froisse l’Instinct de Grandeur.

Si l’on identifie, comme il semble qu’on doive le faire, le sentiment de la Beauté et le sentiment de la Vie, on sera frappé de ce qu’il y a d’inesthétique dans ces dogmatismes sociaux issus de cet Esprit logique que Nietzsche appelle l’Esprit de « lourdeur », dans ces définitions dogmatiques de ce qu’est et doit être une société, dans ces morales, ces pédagogies pédantes et étriquées. Un exemple actuel de cet esprit de pédantisme est cette doctrine du Biologisme social qui prétend trouver dans de pauvres métaphores développées jusqu’à la nausée une explication intégrale du monde social et moral. Tous ces dogmatismes méconnaissent ce qui fait l’essence même de la Vie ; je veux dire : la spontanéité des énergies vitales dont la fonction n’est pas seulement de s’adapter à un milieu donné, mais d’être des forces autonomes, de créer par elles-mêmes la vie et l’action. — Le Dilettantisme social est une légitime réaction contre cette incompréhension de la Vie. — Il cherche à retrouver sous les formalismes pédants la spontanéité et la mouvance de la vie.

Un autre caractère du Dogmatisme social est son plat réalisme. Le dogmatiste social veut croire à la société ; il la pose comme une réalité solide et respectable et il regarde comme un blasphème et un sacrilège de nier ou de mettre en doute cette divinité souveraine devant laquelle chacun doit s’incliner. Le dogmatiste social réalise ainsi la définition que Schopenhauer donne du parfait philistin. « Je voudrais définir les philistins en disant que ce sont des gens constamment occupés et le plus sérieusement du monde d’une réalité qui n’en est pas une[1]. » — Par opposition à ce philistinisme, le Dilettante a le sentiment intense du Mensonge social. Il voit dans le monde social un monde de rêve et d’illusion, une parade et une mascarade. Dès lors, il jouit de cette apparence sans y attacher plus d’importance qu’elle ne mérite. Il se laisse bercer doucement par son rêve et, aux

  1. Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Alcan, p. 49.