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pure illusion ou tout au moins comme n’ayant qu’une existence purement hypothétique. De ce point de vue, rien ne m’empêche de rester sceptique en ce qui concerne l’existence de la société et de son prétendu droit sur moi. Telle semble d’ailleurs avoir été l’attitude de Descartes. Dans sa morale provisoire, il est vrai, il recommande au sage de se conformer aux lois et aux coutumes de son pays. — Mais il est aisé de se rendre compte que Descartes n’attribue pas à ce précepte une valeur objective et dogmatique. C’est un simple conseil de prudence pratique qui consiste, pour éviter des ennuis, à s’accommoder, sans y croire d’ailleurs plus qu’il ne convient, à la discipline sociale ambiante.

Ce scepticisme social est en même temps un nominalisme social. Tandis que tout à l’heure, dans le dogmatisme social, on regardait la société comme une entité réelle, on la regarde ici comme une abstraction. — La Société n’existe pas ; les individus seuls existent. Au lieu de cette mythologie sociale qui divinisait la société, nous nous trouvons ici en présence d’une conception sociale monadique qui ne voit plus que des individus évoluant suivant la loi de leur égoïsme personnel. — Ce qu’on appelle société n’est rien de plus que l’ensemble des rapports créés par le contact, le heurt ou la combinaison des diverses individualités.

Enfin ce nominalisme social est aussi un Pessimisme social. — Qu’on examine l’histoire ! Que d’attentats commis contre l’individu au nom de cette entité tyrannique : la Société ! Les rapports sociaux sont oppressifs et destructifs de l’Individualité. La société ne doit pas apparaître comme une puissance bienfaisante, un génie tutélaire auquel l’individu peut confier sa destinée, mais comme un génie malfaisant et cruel, sorte de Minotaure dévorateur des faibles et des souffrants. — Que de superstitions, de conventions et de mensonges entretenus sciemment dans le corps social pour duper l’individu et le faire servir aux fins de la collectivité ! — N’est-on pas en droit de dire avec J.-J. Rousseau que l’État de société est un état antinaturel et antimoral, et Tolstoï n’a-t-il pas raison également de nous crier : Fuyez les villes, renoncez à la religion du monde, échappez-vous du bagne social ! — Schopenhauer semble avoir eu raison aussi de regarder la vie sociale comme le suprême épanouissement de la méchanceté et de la douleur humaines. N’est-ce pas là que se donnent carrière toutes les passions, toutes les trahisons, toutes les lâchetés et les sottises dont est susceptible la nature humaine ? Dès lors, quelle sera la ligne de conduite de l’individu, sinon de se replier sur lui-même et de diriger toute son industrie vers ce but : échapper à la vie sociale, à ses exigences obsédantes, à ses prescriptions tyranniques ou grotesques ? — Tel semble en effet le dernier mot de la philosophie morale enseignée par Schopenhauer dans les Aphorismes sur la Sagesse dans la vie.

C’est ainsi que s’affirme l’antinomie des deux tendances que nous