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Elle devient par suite de plus en plus apte à découvrir les illogismes des systèmes sociaux qu’elle traverse. Un individu qui n’appartient qu’à un groupe sera forcément dupe des mensonges de ce groupe. Mais s’il appartient à la fois à un grand nombre de cercles sociaux différents et variés, il sera capable de faire un tri parmi ces influences multilatérales et de les faire comparaître devant le tribunal de la raison individuelle. C’est un des mensonges de groupe les plus caractéristiques que celui qui consiste à juger de la valeur d’un individu d’après son étiquette sociale. M. Bouglé remarque que la variabilité croissante des modes ôte beaucoup de sa force à ce mensonge. « Il se produit un changement perpétuel qui nous fait voir les mêmes modes portées par des individus très différents et des modes très différentes par un même individu. L’esprit qui a vu se succéder tant d’assimilations différentes se déshabitue de juger les gens sur l’étiquette qu’ils prennent et essaie de découvrir sous l’uniforme momentané des collectivités, la valeur propre à l’individu[1] ».

Une dernière question se poserait maintenant : celle de savoir quel est celui des deux termes antagonistes — la vérité ou le simulacre qui aura le dernier mot dans l’histoire de l’humanité.

Sur cette question, plusieurs conceptions ont été soutenues. D’après Schopenhauer, toute société est essentiellement « insidieuse ». Par sa constitution même, elle est condamnée à duper l’individu par des simulacres variés qui changent au cours des civilisations, mais dont l’effet est toujours le même : stimuler le vouloir-vivre de l’individu et le faire servir aux fins sociales. L’histoire se répète sans cesse. « Il faut comprendre que l’histoire, non seulement dans sa forme, mais dans sa matière même, est un mensonge ; sous prétexte qu’elle parle de simples individus et de faits isolés, elle prétend nous raconter chaque fois autre chose, tandis que du commencement à la fin, c’est la répétition du même drame avec d’autres personnages et sous des costumes différents[2]. » Les sociétés se succèdent, mais leur tactique ne change pas ; elles dupent éternellement l’individu au moyen des mêmes simulacres.

Ibsen est un de ceux qui ont été le plus vivement frappés de l’intérêt que présente le problème du « mensonge de groupe ». On sait que le sujet de beaucoup de ses drames est la lutte de l’individu contre les mensonges sociaux. Et l’on peut dire qu’aucun poète n’a dramatisé d’une manière plus intense ce qu’un personnage de

  1. Bouglé, Les idées égalitaires, p. 164.
  2. Schopenhauer. Le Monde comme volonté et comme représentation. T. III, p. 215.