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M. Bergson. Nous ne nous demanderons pas s’il faut admettre ou rejeter ce moi intime et profond qui se cacherait, fuyant et mystérieux, sous l’enveloppe des verbalismes auxquels s’arrête notre moi social. Nous nous demanderons seulement si ce moi intime, à supposer qu’il existe, peut nous servir pour résoudre le problème que nous avons posé plus haut, c’est-à-dire comment l’individu est-il capable de percer les mensonges sociaux ?

Au premier abord, l’hypothèse de M. Bergson semble très propre à remplir un pareil office. En effet, ne nous ferait-elle pas saisir en nous-mêmes un principe supérieur au monde social et indépendant de lui, par conséquent très propre à devenir le juge et la mesure de l’être et du non-être social ? Et pourtant à y regarder de plus près, on voit qu’il n’en est rien. En effet, dans l’hypothèse de M. Bergson, tout, dans notre représentation du monde social, est également mensonger. Il n’y a plus aucune distinction à faire entre la sincérité et l’insincérité, entre la vérité et le simulacre. Le moi cherchant la vérité sociale ne sait plus où se prendre ; il s’anéantit lui-même dans le rêve dont il est le créateur. La conséquence directe de la conception de M. Bergson est un illogisme et comme un nihilisme social absolu. En effet, qui dit science dit distinction de genres et d’espèces, opposition et combinaison de catégories. Or la psychologie de M. Bergson est la négation de tout genre, de toute espèce, de toute catégorie. Comment ce moi mystérieux et fuyant serait-il capable de découvrir les contradictions qui sont les indices révélateurs des mensonges sociaux, alors qu’il est lui-même la négation de toute logique ? M. Fouillée semble avoir prévu la conception de M. Bergson quand il dit quelque part à propos du moi nouménal de Kant : « J’ai besoin d’avoir une activité personnelle là où j’agis, là où je connais mon action et son milieu, là où je me connais moi-même[1]. »

Nous ne recourrons donc pas au moi pur de M. Bergson pour expliquer comment l’individu peut percer les illogismes et les mensonges sociaux. Il ne reste dès lors qu’une réponse possible au problème. Elle consiste à charger de cet office les facultés ordinaires de la conscience empirique : comparaison, jugement, raisonnement.

Ajoutons que les sociétés évoluent et que cette évolution introduit un facteur nouveau dans le problème. À mesure que l’évolution sociale se poursuit, la conscience individuelle, par suite de la complexité croissante de la vie sociale, devient elle-même plus complexe, plus délicate, plus consciente d’elle-même et de son milieu.

  1. Fouillée. L’évolutionnisme des idées-forces. Introduction.