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gresse, etc., tout cela est l’enseigne, l’indication, l’hiéroglyphe de la joie ; mais le plus souvent la joie n’y est pas ; elle seule s’est excusée de venir à la fête[1]. » — Schopenhauer appelle philistin l’homme qui se laisse duper par ces apparences et qui prend au sérieux la parade sociale. « Je voudrais définir les philistins en disant que ce sont des gens constamment occupés et le plus sérieusement du monde d’une réalité qui n’en est pas une[2]. » Ajoutons que le philistin est très attaché aux illusions dont on l’a nourri. S’il rencontre quelque philosophe ou quelque romancier qui, par une vision plus aiguë de la réalité, met à jour la faiblesse de son plat optimisme, il s’en écarte avec horreur, semblable à ce philosophe écossais dont parle Taine et qui recula épouvanté, quand il vit que sa famille elle-même allait disparaître dans le gouffre du nihilisme de David Hume.

Un autre mensonge collectif également étudié par Schopenhauer est le respect qu’on affiche pour les décisions de l’opinion publique, à tel point que celui qui ne partage pas cette vénération est regardé comme un esprit mal fait. La raison en est claire. Le groupe social a intérêt à ce que ses membres ne jugent point les choses par eux-mêmes, mais s’en rapportent au tribunal de l’opinion, qui ne peut manquer de juger d’après les conventions admises. C’est ce qui fait que tant de gens placent, comme le dit Schopenhauer, « leur bonheur et l’intérêt de leur vie entière dans la tête d’autrui. » On se rappelle qu’Ibsen en a également fait justice dans sa pièce Un ennemi du peuple, de ce culte fétichiste de la « majorité compacte ».

Voici un autre mensonge de groupe qui joue également un rôle important dans la tactique sociale.

La société n’a aucun intérêt à permettre aux individualités supérieures par leur intelligence et leur pénétration de se faire une place prépondérante qui découragerait la médiocrité. Elle a intérêt au contraire à favoriser la médiocrité que le manque d’esprit critique rend inoffensive et qui ne court pas le risque de diminuer le prestige des conventions établies. « La soi-disant bonne société, dit Schopenhauer, apprécie les mérites de toute espèce, sauf les mérites intellectuels. Ceux-ci y sont même de la contrebande. Elle impose le devoir de témoigner une patience sans bornes pour toute sottise, pour toute folie, pour toute absurdité. Les mérites personnels au contraire sont tenus de mendier leur pardon et de se cacher : car la supériorité intellectuelle, sans aucun concours de la volonté, blesse par sa seule existence[3]. »

  1. Schopenhauer, Aphorismes, p. 158.
  2. Schopenhauer, Aphorismes, p. 49.
  3. Schopenhauer, Aphorismes, p. 178.