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On m’objectera que j’ai trop raison, que j’ai tort d’insister. Je ne le crois pas. Il est bon de réfuter un paradoxe qui n’est que l’expression vive d’un préjugé sourd et inavoué, désavoué même, du sens commun ; le sens commun renferme ainsi force erreurs énormes, nées de confusions d’idées, dont il n’a nulle conscience, qui lui font horreur quand on les lui montre, mais qui le font agir. Il est plus intéressant cependant de nous demander maintenant comment un sociologue tel que M. Durkheim a pu être conduit à la proposition que je combats. Le plus logiquement du monde, par sa manière de concevoir la distinction du normal et du pathologique dans le monde social. Même dans le monde vivant, la définition de la maladie et de la santé est d’une difficulté ardue, et notre savant a consacré les pages les plus intéressantes de son livre à remuer cette fine question. Il montre, ou il croit montrer, que le caractère distinctif de l’état morbide ne consiste ni dans la douleur qui l’accompagne et qui accompagne aussi parfois l’état sain, ni dans l’abréviation de la vie, car il est des maladies compatibles avec la longévité et il est des fonctions très normales, telles que l’enfantement, qui sont souvent mortelles — ni enfin dans l’opposition à un certain idéal spécifique ou social que l’on suppose, car cette hypothèse finaliste est toute subjective et, partant, n’a rien de scientifique. Élimination faite de tous ces caractères, il n’en reste qu’un, tout objectif celui-là : le normal, c’est le général. « Nous appellerons normaux (p. 70) les faits qui présentent les formes les plus générales et nous donnerons aux autres le nom de morbides ou de pathologiques ; le type normal se confond avec le type moyen et tout écart par rapport à cet étalon de la santé est un phénomène morbide. » Or, on n’a jamais vu, ni nulle part, une société sans un certain contingent régulier de crimes ; donc, comme il n’est rien de plus général, il n’est rien de plus normal.

Ce principe est déjà bien entamé par cette conséquence ; et il en a d’autres aussi étranges. Tous les êtres sont défectueux, imparfaits sous quelque rapport ; donc, rien de plus normal que l’imperfection et la défectuosité. Tous les animaux sont malades un jour ou l’autre, ne serait-ce que du mal dont ils meurent ; donc rien de plus normal que la maladie… — Cournot, en quelques lignes, a fait justice de l’erreur de confondre le type normal avec le type moyen. Supposez une peuplade, une espèce animale, et il y en a, où la vie moyenne soit inférieure à l’âge adulte, il s’ensuivra que, dans le cas où tous les individus seraient vraiment conformes, par la durée de leur existence, à ce type moyen, et ne présenteraient de ce chef aucune anomalie, aucun d’eux ne se reproduirait, et que cela serait