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s’il avait une existence indépendante du cerveau où il a été élaboré, autrement dit, comme s’il était également possédé ou au moins susceptible d’être acquis sans difficulté pour tout homme faisant usage de sa raison.

Il n’y a pas sans doute en général de graves inconvénients à cette illusion, lorsqu’on s’adresse exclusivement à des lecteurs parlant la même langue que vous, pour lesquels par suite les éléments de l’élaboration du concept peuvent être suffisamment similaires. Mais d’une nation à l’autre, il peut y avoir des différences irréductibles.

On me dira probablement que les concepts techniques sont définis avec assez de précision pour que, par exemple, le mot nombre soit entendu par un Français dans le sens exact donné par les Allemands au mot Zahl. Mais je remarquerai en revanche que si les Allemands ont un mot Anzahl pour lequel nous n’avons pas de correspondant précis, ils doivent évidemment posséder un concept particulier qu’ils désignent par ce terme, tandis qu’il manque à la majorité des Français, sinon à l’universalité, puisque nous n’avons pas d’expression équivalente et que nous ne sentons nullement le besoin d’en forger une. Pour ma part, je dois déclarer que, même par la pratique des auteurs allemands, je n’ai point acquis ce concept, ce qui ne me donne évidemment point le droit de conclure qu’il n’a pas de valeur et qu’il ne correspond qu’à une confusion de notions qui devraient rester distinctes. Mais je puis, ce me semble, demander que les conclusions des recherches logiques soient, sinon exclusivement, au moins dans une certaine mesure, limitées à la langue dans laquelle elles sont poursuivies.

M. Husserl a divisé son volume en deux parties : la première traite des concepts particuliers de pluralité, d’unité, et de nombre de quotité Anzahl ; la seconde, de ce que l’auteur appelle les concepts symboliques relatifs aux nombres, et des sources logiques de l’arithmétique. Dans la première partie, M. Husserl s’est efforcé de prendre une position nettement différenciée de celle de ses précurseurs. Y est-il réellement parvenu ? il est permis d’en douter. Il a beau déployer dans la critique des opinions antérieurement émises une subtilité tout à fait extraordinaire, on ne voit pas bien. tout compte fait, en quoi ses propres formules se distinguent de celles qu’il vient de disséquer.

Voici les conclusions qui m’ont paru les plus saillantes

Le concept de pluralité précède logiquement celui de nombre ; il se forme par une abstraction indépendante de la nature des objets réunis, et par réflexion sur leur liaison collective. Cette liaison ne’ suppose nullement l’existence simultanée des objets, et s’ils sont perçus successivement, cette circonstance n’intervient pas dans la représentation de la pluralité. La forme du temps n’aurait donc, quoi qu’en dise Kant, rien à faire avec la question. Il faut également écarter l’idée d’une synthèse dans l’espace (Lange) ou en général celle d’une opération de l’esprit répondant à une relation objective (Baumann). Enfin on ne peut dire davantage avec Jevons que le concept de pluralité soit la forme