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que la première question, une fois résolue, aidera souvent à résoudre la seconde. En effet, le lien de solidarité qui unit la cause à l’effet a un caractère de réciprocité qui n’a pas été assez reconnu. Sans doute, l’effet ne peut pas exister sans sa cause, mais celle-ci, à son tour, a besoin de son effet. C’est d’elle qu’il tire son énergie, mais aussi il la lui restitue à l’occasion et, par conséquent, ne peut pas disparaître sans qu’elle s’en ressente[1]. Par exemple, la réaction sociale qui constitue la peine est due à l’intensité des sentiments collectifs que le crime offense ; mais, d’un autre côté, elle a pour fonction utile d’entretenir ces sentiments au même degré d’intensité, car ils ne tarderaient pas à s’énerver si les offenses qu’ils subissent n’étaient pas châtiées[2]. De même, à mesure que le milieu social devient plus complexe et plus mobile, les traditions, les croyances toutes faites s’ébranlent, prennent quelque chose de plus indéterminé et de plus souple et les facultés de réflexion se développent ; mais ces mêmes facultés sont indispensables aux sociétés et aux individus pour s’adapter à un milieu plus mobile et plus complexe[3]. À mesure que les hommes sont obligés de fournir un travail plus intense, les produits de ce travail deviennent plus nombreux et de meilleure qualité ; mais ces produits plus abondants et meilleurs sont nécessaires pour réparer les dépenses qu’entraîne ce travail plus considérable[4]. Ainsi, bien loin que la cause des phénomènes sociaux consiste dans une anticipation mentale de la fonction qu’ils sont appelés à remplir, cette fonction consiste, au contraire, au moins dans nombre de cas, à maintenir la cause préexistante d’où ils dérivent.

Mais si l’on ne doit procéder qu’en second lieu à la détermination de la fonction, elle ne laisse pas d’être nécessaire pour que l’explication du phénomène soit complète. En effet, si l’utilité du fait n’est pas ce qui le fait être, il faut généralement qu’il soit utile pour pouvoir se maintenir. Car c’est assez qu’il ne serve à rien pour être nuisible par cela même, puisque, dans ce cas, il coûte sans rien rapporter. Si donc la généralité des phénomènes sociaux avait ce caractère parasitaire, le budget de l’organisme serait en déficit, la vie sociale serait impossible. Par conséquent, pour donner de celle-

  1. Nous ne voudrions pas soulever ici des questions de philosophie générale qui ne seraient pas à leur place. Remarquons pourtant que, mieux étudiée, cette réciprocité de la cause et de l’effet pourrait fournir un moyen de réconcilier le mécanisme scientifique avec le finalisme qu’impliquent l’existence et surtout la persistance de la vie.
  2. V. Division du travail social, II, ch. ii, notamment p. 105 et sqq.
  3. Ibid, 52-53.
  4. Ibid, 301 et sqq.