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vail des hommes. La reconstitution de la famille est à ce prix. D’un autre côté, puisque la question ouvrière consiste moins dans une mauvaise répartition des richesses que dans une séparation excessive entre les classes laborieuses et les classes éclairées, c’est à les rapprocher qu’il faut s’appliquer. On y réussira si l’on réhabilite le travail manuel dans l’estime des classes cultivées, si l’on dissipe ces tristes préjugés dont est imprégnée l’éducation des enfants privilégiés, préjugés qui les portent au dédain, non seulement du travail, mais des hommes qui l’exercent. On devra surtout chercher à faire pénétrer le plus possible la science et la culture intellectuelle dans les classes laborieuses sans trop se laisser arrêter par la crainte de rendre ainsi à l’ouvrier le séjour de l’usine plus pesant et plus odieux. L’Angleterre avec ses universités itinérantes nous indique la voie dans laquelle il faut marcher.

C’est dans la moralité individuelle que se trouve en dernière analyse la clef des problèmes sociaux. Mais la moralité pourrait-elle concourir au développement de l’esprit social si elle en différait essentiellement ? Peut-on attendre un grand secours d’une doctrine morale, qui, comme celle de tant de métaphysiciens, se ramène à l’apothéose de l’individualité ? L’auteur s’est évidemment proposé cette difficulté. Selon lui, « la moralité est un devenir social qui évolue lentement. Dans chaque individu qui naît, elle doit d’abord se faire une place et pour cela repousser l’égoîsme destructif, qui dès l’origine s’efforce de tout envahir. La victoire du principe moral dans un individu comme dans le monde est une œuvre toujours inachevée et incomplètement assurée, un idéal toujours en voie de réalisation, car il a un adversaire éternel, c’est l’égoîsme toujours renaissant » (p. 55). Ailleurs, combattant l’utopie socialiste qui prétend remplacer par le seul sentiment du devoir : les mobiles sans lesquels, dans la société actuelle, l’homme ne serait pas incité au travail, il s’écrie « Le sentiment du devoir ! nous ne demandons pas mieux ! Mais il s’agit de savoir si ce sentiment est si naturel à l’homme, et s’il est aussi commun que les ronces des haies ! Pour former une société socialiste, il faut une nouvelle éthique sociale. Il faut que les hommes se pénètrent de cette vérité que le sentiment du devoir n’est pas un don venu du ciel, un privilège aristocratique des nobles natures, mais un fruit de la,civilisation, qui doit être conquis à nouveau par chaque individu, qui émerge lentement et progressivement du sein des vulgaires mobiles égoïstes, tels que la crainte du châtiment, la soif des honneurs extérieurs et de l’approbation publique. »

L’auteur peut ainsi échapper à la contradiction de .cette métaphysique des mœurs qui fait absolu le droit individuel et prescrit en même temps à la personne un entier désintéressement,’ un sacrifice sans compensation. Sans doute, M. Ziegler n’est pas eudémoniste ou utilitaire au sens ordinaire de ce mot. « Si l’on ne voit dans l’eudémo-