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L’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain est souvent mal connue ou mal jugée. On en sait le titre, mais, généralement, on ne l’a pas lue. La faire connaître en un résumé fidèle et concis, déterminer la valeur de cette « utopie » du progrès indéfini, la défendre contre les détracteurs de parti pris, plus nombreux qu’on ne pense, et contre les amis maladroits ou mal renseignés, voilà ce que s’est proposé M. Gillet : il y a réussi. Sa sympathie très accusée et très franche pour Condorcet le lui fait mieux comprendre et rend sa thèse plus vivante, sans rien enlever à l’autorité et à l’impartialité de sa critique. Son livre est clairement coupé en quatre parties suivies d’un court épilogue : I. L’idée du progrès avant Condorcet. II. Les dix époques de l’Esquisse. III. Examen critique. IV. L’idée du progrès après Concordet.

La première est une revue très rapide (37 pages) des précurseurs de Condorcet depuis Héraclite jusqu’à Turgot. Il y aurait, dans le détail, quelques lacunes peut-être à signaler puisqu’on nommait Héraclite, il fallait à plus forte raison parler d’Épicure et de Lucrèce (V. Guyau, Morale d’Épicure, p. 154) : il n’est question ni de Price ni, de Priestley dont Condorcet lui-même se réclame ; il y aurait aussi quelques réserves à faire sur les mœurs des Grecs qui semblent idéalisées, sur le rôle attribué à Bacon qui ne travailla ni seul ni même le premier à la restauration ou à la fondation des sciences. Mais on trouve sinon beaucoup de nouveauté, du moins beaucoup de conscience et de sagesse dans ces courtes notices ; et, si les jugements sont sommaires, ils ne sont point superficiels.

Vient ensuite une analyse à peu près complète, mais succincte pourtant et toujours claire de cette sorte d’histoire universelle que Condorcet a divisée en dix époques : analyse que ne retardent pas quelques appréciations ou observations rapides, et que l’on doit recommander à ceux qui n’ont pas le temps de lire l’œuvre originale.

La troisième partie, la plus personnelle, est consacrée à l’examen critique, non pas de toute l’Esquisse, mais seulement de la théorie du progrès et de la dixième époque où Condorcet dresse le tableau des progrès de l’avenir. Critique indirecte le plus souvent, car, au lieu de développer ses propres idées dans un exposé d’ensemble, M. Gillet discute les objections principales qu’a soulevées la théorie. Passant rapidement sur le progrès scientifique et le progrès économique à peu près admis sans conteste (encore pourtant celui-ci a-t-il été nié), il s’attaque aux adversaires du progrès moral et du progrès artistique, MM. Bouillier, Baudrillart, Buckle et M. Caro qui n’admet que le premier. La discussion est vive, alerte, sobre de développements, mais non pas de raisons, souvent décisives ; il y a en particulier sur le progrès artistique quelques pages excellentes dans leur brièveté et fort agréables à lire. M. Gillet est plus pressant encore, pour ne rien dire de plus, quand il s’agit des reproches qu’on a adressés à Condorcet lui-même ou à son ouvrage. Il le justifie, ou du moins plaide sincèrement et