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n’arrivera-t-il pas à se dissoudre et à disparaître ? M. Tarde embrasse fermement cette espérance. Il croit à une résorption possible du délit, c’est-à-dire à une harmonisation possible de toutes les différences et de toutes les oppositions par l’universelle extension de formules et de règles pratiques consacrées. « Quand après cette longue période de guerres et de révolutions, de conquêtes et d’épurations qu’on appelle l’histoire, un seul et unique État, une seule et unique civilisation existera sur la terre, » cette société sera par le fait dans la même condition que les premiers foyers urbains que d’immenses distances séparaient et qui restaient inaltérés grâce à leur solitude ; à force de stabilité et de conformité elle retrouvera l’innocence. Le crime étant chose essentiellement relative, affaire d’opinion et de point de vue, dès qu’il cessera d’être considéré comme un scandale, il s’évanouira. Mais l’heure présente est une heure de transition. « Avant d’arriver à cet état de pureté idéale et même pour y arriver », une société en progrès doit passer par la barbarie, puis par la civilisation voluptueuse, par l’épreuve du fer et par l’épreuve du feu[1]. Nous assistons à la seconde épreuve ; de là la grande quantité de crimes, surtout de crimes enfantés par un déchaînement de convoitises non sanguinaires. Le pessimisme de l’auteur s’explique par là ; mais il n’exclut pas un optimisme final. Le monde parcourt selon lui à travers les incohérences et les déchirements un cercle parfait ; comme les divinités sidérales de Platon, il retourne en finissant à son origine ; et les vicissitudes de son histoire n’empêchent pas ses éléments essentiels de rester immuables dans leur fond.

Quand ce système aura été complètement exposé par son auteur, il ne manquera pas d’être discuté ici. Est-il beaucoup plus satisfaisant que l’évolutionnisme quelque peu hégélien aussi, dont nous indiquions tout à l’heure quelques traits ? La morale n’en est pas sans réproche[2], pas plus que la cosmologie. Et pourtant, l’auteur n’eût-il pas tout l’esprit et toute la verve qu’il a, ses idées nous offriraient encore un réel intérêt. Il est le premier à notre connaissance qui ait percé à jour la religion humanitaire, la grande, la funeste illusion de notre époque et de notre pays. Ses appels à la foi, ses souhaits pour la restauration des religions n’ont rien de fâcheux, car on sent bien que lui-même n’est pas un naïf et que si une illusion lui paraît nécessaire à l’humanité, peu lui importe que ce soit celle-ci ou celle-là qui prévale, pourvu qu’elle fonde un état de choses cohérent et durable. Il a fait effort ou peut-

  1. On comprend maintenant ce que M. Tarde veut dire quand il parle de régression. Le meurtrier retourne à la forme primitive du mal, le mal violent : le civilisé voluptueux redevient le barbare sanguinaire, mais le barbare n’est pas un monstre à ses yeux, au contraire, et les expressions citées dans la note précédente doivent dépasser de beaucoup sa pensée.
  2. Voir sur les linéaments essentiels de la morale dans l’humanité, et en général pour la réfutation des vues discutables de M. Tarde sur le criminel, les remarquables articles de M. Garofalo dans les numéros précédents de cette Revue (janvier et mars 1887).