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et de desseins de plus en plus convergents et l’élimination graduelle ou l’assimilation des jugements et des desseins en dissidence avec les premiers (id.). Toutes les activités nouvelles qui se produisent chez elle soit spontanément (?) soit par importation lui sont d’abord funestes en tant que contraires à la logique immanente de ses institutions, et menacent son existence. Elles sont donc combattues par son gouvernement, non comme mauvaises au fond, mais comme nouvelles, puisque c’est essentiellement leur nouveauté qui fait leur nuisance, en réalité et aux yeux de l’opinion. « Le concile de Latran recommande aux évêques de se faire soigneusement dénoncer dans toutes les tournées pastorales « les gens menant une vie singulière et différente du commun des fidèles ». « Surveillez soigneusement, avait dit antérieurement Aristote, la conduite privée des citoyens qui aiment les innovations. Vous établirez un magistrat pour inspecter toute manière de vivre qui ne s’accorderait pas avec l’esprit du gouvernement », prescription tout à fait conforme aux principes et au texte de la législation platonicienne. Or l’immoralité, le délit et le crime ne sont pas autre chose que l’une de ces activités dissidentes et nouvelles. « Si l’on pouvait remonter à la source sociale de chaque genre de délit, on verrait que le principe initial de la fermentation dont il s’agit a été l’importation de quelque nouveauté industrielle et intellectuelle. Il est clair par exemple que l’introduction du protestantisme dans les pays catholiques au xvie siècle, par le trouble profond apporté à l’ancienne loi établie, y a mis deux morales en conflit, au détriment passager de la moralité. Les idées dites révolutionnaires ont exercé la même perturbation de notre temps » (p. 193, 194). Le criminel est donc, comme tout vicieux, simplement un homme qui exerce par profession une activité nouvelle, c’est un industriel dont l’industrie est en avance sur son temps. Les sociétés de criminels ressemblent à des corporations industrielles qui exercent en grand une sorte d’industrie inusitée. La Société jacobine, la Camorra et la Maffia et tant d’autres agences véreuses de chantage n’étaient ou ne sont pas autre chose que des carrières (p. 40). Pourquoi la carrière criminelle aurait-elle seule ce privilège de posséder un physique caractéristique dont les autres carrières seraient dépourvues[1] ? Le « travail honnête » est « un ensemble d’actes d’imitation de la majorité, tendant à fortifier le conformisme général, » le « travail déshonnête consiste en dissidences ». Voilà tout ! Maintenant, toujours d’après les principes exposés plus haut, il suffit que ces nouveautés soient assimilées pour devenir morales. La morale

  1. P. 49 et suivantes. On peut se demander aussi pourquoi en d’autres passages M. Tarde écrit en parlant du criminel : « C’est un fauve à face humaine : tel qu’un tigre, etc. » (p. 36) ; pourquoi il dit de lui : « Il est un monstre, et, comme bien des monstres, il présente des traits de régression » (p. 46). Le retour à une profession antique, comme par exemple l’innocente manie de chasser au faucon, qui, paraît-il, est à la mode, n’est pas une innovation véritable et n’a rien de criminel. L’expression ci-dessus pourrait bien être une concession au point de vue du vulgaire (V. p. 37).