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Les muscles de l’homme quand ils s’atrophient ou revêtent quelque anomalie accidentelle ne ressemblent que superficiellement aux muscles des carnassiers et même des édentés dont on les a rapprochés. Un dément, un idiot, un monstre né viable ne sont ni anatomiquement ni physiologiquement des animaux simiens ou autres. La ligne de régression se ne replie pas sur la ligne de l’évolution de façon à la recouvrir ; elle fait un angle marqué avec elle à partir du point où commence le retour en arrière, ainsi le vieillard s’éloigne en réalité de l’enfant alors qu’il lui paraît ressembler de plus en plus. Si donc on a pu dire que le criminel a quelque chose du sauvage, cela n’a pu être vrai que dans le sens que nous venons d’exposer et M. Tarde peut, sans faire tort à la philosophie de l’évolution, triompher des dissemblances qu’il signale entre les assassins actuels et les sauvages ou les hommes d’autrefois.

Nous répondrions de même, si c’était le lieu, à d’autres critiques de M. Tarde ; elles portent beaucoup plus sur des formes vulgaires de la doctrine adverse que sur les interprétations plus délicates dont cette doctrine est, nous le croyons, susceptible. Mais il faut la corriger pour la défendre, ce qui prouve la sagacité et l’utilité de ces critiques. Si ce livre est profitable, s’il donne à pen ser à ceux surtout qu’il attaque, c’est que son auteur, au lieu de se contenter d’une stérile opposition, pense à son tour pour lui-même et apporte une conception originale du phénomène social qu’il étudie et de la marche de la société dans son rapport avec le devenir du monde.

Malheureusement cette doctrine personnelle ne se trouve nulle part énoncée complètement ici ; elle se laisse à peine deviner çà et là par échappées et nous risquons de la déformer en essayant de l’exposer synthétiquement. Que M. Tarde nous pardonne donc les inexactitudes d’interprétation que nous pouvons commettre involontairement et n’y voie qu’une raison de plus de nous livrer, dans une sociologie méthodique, sa pensée tout entière.

Il professe une sorte de monadisme hégélien mêlé de platonisme. Le monde est composé suivant lui d’une multitude infinie d’éléments éternels et individuellement caractérisés (p. 131). Chaque être, le moi humain comme les autres, est un agrégat de tels éléments ; mais dans chaque agrégat d’ « âmes commensales » trône une « monade reine » qui régit monarchiquement les autres. Depuis l’origine des choses (sur laquelle d’ailleurs M. Tarde n’a pas à s’expliquer, puisque ses atomes psychiques sont éternels), deux lois très générales président au devenir. L’une maintient les formes d’existence une fois établies et tend à les propager de proche en proche par l’ondulation de l’éther, s’il s’agit de phénomènes physico-chimiques ; par l’hérédité, s’il s’agit de phénomènes biologiques ; par l’imitation, s’il s’agit de phénomènes psychologiques et sociaux. Sous son empire, les êtres se copient les uns les autres et rentrent dans des classes définies de plus en plus étendues. Remarquons que cette extension des formes d’existence une fois établies ne se fait pas par un agrandissement interne des éléments