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qu’en disent les optimismes, ont fait de réels progrès. Puisse la première grande crise qui débridera le fond des cœurs démentir ce raisonnement ! » (p. 172).

Vous serez mal venu après cela à faire devant M. Tarde l’éloge de notre civilisation, particulièrement de la civilisation française post-révolutionnaire. La « grande comédie du suffrage restreint ou universel » ne lui en impose pas. La révolution est précisément pour lui la cause de la dislocation des éléments sociaux, en ce qu’elle élargit indéfiniment le champ des convoitises et paralyse les croyances, organes du refrènement volontaire. À vrai dire, civilisation, révolution, criminalité sont à ses yeux ou peu s’en faut des équivalents. Le criminel n’est donc pas un sauvage, il est l’homme moderne par excellence ; nous devons voir en lui le produit naturel de cet âge d’industrialisme et de positivisme, non pas tel qu’il est partout, car comme il y a de mauvais sauvages, il y a de bons modernes (particulièrement les femmes, la civilisation est chose essentiellement masculine), mais tel qu’il résulte d’une sorte de sélection à rebours qui s’exerce dans les milieux les plus hautement « civilisés ». L’exemple et l’entraînement, l’imitation en un mot, non la forme de son crâne ou de ses oreilles le font ce qu’il est ; et une fois formé il devient une nouvelle cause de rayonnement corrupteur. La relégation ne sert de rien pour éteindre ces foyers de criminalité ; l’instruction primaire pas davantage ; ses progrès coïncident justement avec ceux de la folie et du suicide (de l’homicide par conséquent et des autres crimes, puisque leur multiplication marche du même pas) ; ce qu’il faut pour refréner la tendance à toutes les formes de criminalité, c’est avant tout un bon système de répression, qui n’ait rien de commun avec le jury, toujours indulgent aux formes les plus répandues de la criminalité, la restauration des études classiques, la création d’œuvres charitables comme les Sociétés de patronage des prisonniers libérés, la renaissance de la foi que ces œuvres supposent, et le retour à la simplicité des mœurs et des idées, apanage des sociétés primitives.

Nous n’avons pas à défendre l’optimisme évolutioniste contre ces critiques. Nous nous bornerons à faire remarquer que beaucoup d’entre elles frappent justement l’interprétation que la doctrine de l’évolution a reçue en France dans certains milieux politiques. Il s’est fait chez nous un mélange, historiquement inévitable peut-être, entre la religion du progrès, telle que Condorcet l’a professée, et la philosophie sociale de l’évolution. Et il faut bien le reconnaître : cette union est en grande partie autorisée par le plus illustre représentant de cette philosophie, M. H. Spencer ; n’espère-t-il pas lui aussi qu’un jour l’humanité sera pleinement adaptée à ses conditions d’existence et qu’alors régnera une sorte d’âge d’or où il n’y aura plus de place ni pour la guerre, ni pour le crime, ni pour le malheur ? Mais on peut se demander si le principe de l’évolution n’exclut pas une telle espérance. La possession de l’absolu, l’immutabilité dans la perfection une fois bannies par la philosophie du devenir des commencements du monde ne sauraient, selon les plus